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Ainsi avant la fin du moyen âge, tandis qu’ailleurs, en France, en Allemagne, le servage devenait plus pesant, il s’était formé en Angleterre une classe nombreuse de cultivateurs-propriétaires, classe aisée, indépendante, comprenant une infinité de degrés, depuis le squire, qui touchait à la noblesse, jusqu’au cotier, ouvrier rural, qui avait aussi sa maison et son champ. C’est cette yeomanry qui a fait la force de l’Angleterre au moyen âge, c’est elle qui a battu la chevalerie française. L’Angleterre disposait déjà des ressources que donnent la liberté et l’égalité des citoyens aux états modernes, alors que la France n’avait que celles d’un état féodal. « C’est cette noble souche des libres socage tenants, la yeomanry anglaise, dit Hallam, dont la fière indépendance a donné une si forte trempe à notre caractère national et mis tant de liberté dans notre constitution. » Un chroniqueur dont M. Leslie invoque le témoignage décrit ainsi la situation des yeomen possédant un bien d’un revenu de 6 livres sterling par an en monnaie du temps : « Ordinairement ils vivent dans l’abondance, habitent de bonnes maisons, et travaillent fort pour s’enrichir. Ils louent aussi de la terre des seigneurs, la cultivent avec soin, et ainsi gagnent de l’argent. Alors ils achètent les biens des grands messieurs qui se minent. Ils envoient leurs fils aux écoles, aux universités, au barreau, et leur laissent assez de terre pour qu’ils deviennent des gentlemen. Ce sont ces gens-là qui jadis faisaient trembler la France. » Macaulay montre les services que les yeomen ont rendus à la cause de la liberté. « Après la réformation, dit-il, ils ont soutenu les puritains pendant les guerres civiles, ils ont combattu pour le parlement ; après la restauration, ils ont persisté à suivre les presbytériens et les « indépendans ; » enfin, malgré la proscription des whigs, ils ont continué à vouer au papisme et au pouvoir arbitraire une hostilité implacable. » En résumé, jusqu’au XVIIe siècle, l’histoire des classes rurales en Angleterre les montre s’élevant sans cesse vers la liberté et vers le bien-être. Au temps des Saxons, l’île est peuplée d’hommes libres, tous propriétaires, tous soldats, tous prenant part à la direction de leurs affaires ; après la conquête normande, la féodalité réduit une partie d’entre eux en servage, mais peu à peu ils se libèrent, font fixer leurs redevances, et les convertissent en prestations pécuniaires.

Aujourd’hui, chose incroyable, il ne reste plus trace de ces propriétaires indépendans, de ces braves yeomen qui peuplaient les campagnes, faisaient la force, la richesse du pays, et qui ont combattu avec honneur — à l’étranger pour la grandeur, à l’intérieur pour la liberté de l’Angleterre. Ils ont disparu complètement, comme si un cataclysme les avait engloutis. A la fin du XVIIe siècle, quoique très réduits en nombre, ils étaient encore 160,000, formant