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fertiles en blé de la Castille, de l’Estramadure et même de l’Andalousie d’une part, et de l’autre la véga de Valence ou les riantes exploitations des provinces basques et de la Navarre ! Cette parole de Pline, latifundia perdidere Italiam, résonne à travers l’histoire comme un avertissement. Les grandes propriétés de l’aristocratie romaine ont dévoré les petits propriétaires, et quand les barbares sont venus, ils ont trouvé l’empire vide. Tibérius Gracchus avait compris la situation économique de Rome, et si ses lois avaient été adoptées et maintenues en vigueur, la décadence eût été évitée. Les estados des grands d’Espagne et leurs moutons ont aussi anéanti les petits propriétaires, qui ont été remplacés par des contrebandiers, des bandits et des moines. C’est l’honneur de l’Angleterre que les latifundia n’y aient point eu leurs conséquences habituelles. Cette exception s’est produite parce que le prodigieux développement de l’industrie et du commerce a procuré de l’emploi et des richesses à la yeomanry éliminée du sol. Encore le million d’indigens que la Grande-Bretagne entretient au prix d’une taxe de 300 millions ne correspond-il pas exactement à la misère causée par les estados de la grandesse espagnole ? Supposez en Angleterre 1 million de propriétaires de plus, n’est-il pas évident qu’il y aurait un demi-million de pauvres de moins ?

En Angleterre même, M. Caird a montré que l’ouest de l’île, où domine la petite culture, donnait plus de produit et plus de revenu que l’est, où règne la grande culture. Il s’en faut d’ailleurs que dans ce pays l’agriculture soit arrivée partout à cette perfection qu’on lui attribue sur le continent. On rencontre également ici, quoique moins tranchés, ces contrastes qui étonnent en Irlande. A côté d’un domaine admirablement cultivé où les bâtimens, le drainage, les clôtures, méritent d’être cités en exemple, vous en trouvez un autre où tout indique la gêne et la négligence, de misérables constructions tombant en ruine, des chemins d’exploitation inabordables, des haies semblables à une forêt vierge. Après avoir vu fonctionner une charrue à vapeur et les instrumens les plus perfectionnés de Ransome, j’étais stupéfait de rencontrer une charrue du temps de Cedric le Saxon, traînée par quatre chevaux en ligne, que deux hommes dirigeaient, la culture des temps barbares à côté de la culture scientifique du XIXe siècle. Ces différences extraordinaires que présente la terre s’expliquent par la différence des situations et des goûts des grands propriétaires. L’un a son estate si chargé d’hypothèques qu’il peut à peine vivre conformément à son rang, et que toute dépense d’amélioration lui est impossible ; l’autre se ruine en chevaux de course et en paris. Un troisième vit constamment à l’étranger, et ne s’inquiète guère de l’état de son domaine. M. Caird,