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monde. Cette société que ses frères en Israël dominaient par la puissance de l’argent, il s’est donné pour mission de la dominer aussi en y conquérant l’autorité politique. Une foi dans sa mission à l’épreuve des railleries et des échecs, une assurance dans l’avenir qu’aucun mauvais présagé n’a jamais déconcertée, une patience que rien ne lasse à varier ses plans, à développer ses utopies, rappellent invinciblement le nom de Napoléon III. Sa naissance, son éducation, ne l’avaient pas préparé, comme le fils de la reine Hortense, au métier de prétendant : il l’a été néanmoins autant qu’il pouvait l’être dans un pays constitutionnel, et il s’est conduit comme tel sans douter de lui un seul moment. Servi, comme tous les prétendans, par ses folies autant que par son mérite, il montait de chute en chute vers le terme de son ambition : l’Épopée révolutionnaire était son Strasbourg, la querelle avec O’Connell était son Boulogne. Il a marché à son but avec la rectitude, l’ignorance des obstacles et le bonheur d’un somnambule. Il a conquis ce qui manque rarement aux audacieux, des admirations naïves et d’aveugles dévoûmens ; il ne s’est pas ému du nombre de ses adversaires, il était sûr qu’au jour du succès une partie d’entre eux se feraient honneur d’avoir deviné son génie. Peu ménager de promesses, il s’est fort peu soucié d’encourir le décri qui s’attache au charlatanisme, sachant bien que promettre beaucoup et se faire valoir intrépidement est un moyen de subjuguer les esprits qui ne s’use jamais. Il a eu, lui aussi, son socialisme, et pour en répandre les bienfaits il ne demandait que le pouvoir. Citoyen d’un pays libre, il ne cachait pas son mépris pour les libertés illusoires qui entravent les bonnes intentions de l’autorité, et qui retardent au profit d’un égoïsme de classe les félicités du peuple. Par malheur, il ne se trouvait pas, comme Napoléon III, dans un milieu favorable, et ce n’est pas merveille que son socialisme autoritaire n’ait point jusqu’à présent prospéré sur le sol anglais.

Personnellement M. Disraeli a fait une fortune dont il a lieu d’être satisfait. La prédiction qu’il jetait à la chambre des communes, le 7 décembre 1837, à travers les rires et les clameurs, s’est réalisée : il a bien fallu l’écouter à la fin, et depuis longtemps sa voix impose le silence et l’attention. Le pouvoir qu’il s’était promis de conquérir, il l’a exercé. Cette jeunesse à laquelle il a tant de fois prêché l’ambition comme le premier de ses devoirs et la plus salutaire des vertus sociales, qu’il appelait dans Coningsby et dans Sybil à sceller avec lui la réconciliation du peuple et de l’autorité, elle l’a reconnu et le reconnaît encore pour un de ses chefs. M. Disraeli a été trois fois chancelier de l’échiquier, il est devenu en 1868 premier ministre, et l’on a bien fait de saluer son avènement comme un honneur pour les lettres, comme une victoire du talent. M. Disraeli est