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arrivé sans patronage, en concurrence avec les noms historiques ; il a eu sa parole pour seul titre et sa plume pour tout écusson. Sa fortune est plus que le prix du mérite, elle est un paradoxe ; il devait échouer dix fois, ayant tant de chances contraires. Je ne parle pas de son isolement, de son nom, stigmate éclatant d’une origine qui devait soulever contre lui des préjugés, fort affaiblis à cette heure ! grâce en partie à son succès, mais encore redoutables il y a vingt ans. C’étaient là des obstacles qu’un talent comme le sien pouvait surmonter sans trop de peine, pour peu qu’il eût pris les chemins frayés, employé les moyens connus pour se faire pardonner de n’être pas de vieille souche anglaise ; mais d’autres obstacles tout autrement sérieux étaient en lui-même, dans son caractère, dans la nature de son talent. Il a voulu tout emporter d’assaut, la réputation et le pouvoir. Il a revêtu comme une armure l’insolence de l’esprit et de l’ambition. Il a déclaré après Falstaff que « le monde était son huître, » qu’il était résolu à l’ouvrir n’importe avec quel instrument. Il a multiplié les excentricités, accumulé comme à plaisir les doutes sur son bon sens, sur sa capacité politique, sur la sincérité de ses convictions. Il a réussi pourtant, et, si l’admiration doit être proportionnée à la difficulté vaincue, on ne saurait vanter trop haut son énergie, son activité et ses ressources.

En revanche, l’usage qu’il a fait du pouvoir, et c’est là-dessus que se jugent en définitive les hommes d’état, n’a pu répondre aux prétentions qu’il avait annoncées. Au pouvoir comme dans l’opposition, il a prouvé que personne ne parle mieux que lui, que nul ne s’entend mieux au maniement d’une chambre, n’exécute une manœuvre avec plus de dextérité ; mais il n’a pas épargné une défaite à son parti, il n’a pas retardé d’une heure le déclin précipité de la politique dont il s’est constitué le gardien. Il devait rajeunir, transformer le torysme ; il a été simplement conservateur à la manière de ses devanciers, et il n’a pas même conservé intact l’héritage qu’il avait reçu. Il lui est arrivé de moissonner ce que ses mains n’avaient pas semé, ce que d’autres influences que celles de son parti avaient mûri. Il s’est acquitté de cette tâche avec habileté, mais à contrecœur, et dès le lendemain les bras lui sont tombés de fatigue devant une autre besogne, bien faite néanmoins pour allumer son ambition. M. Disraeli a refusé d’entrer à la chambre des lords, et ce refus montre qu’à soixante-quatre ans il n’a rien perdu de son goût pour l’action. Il se peut que dans un de ces orages parlementaires qu’un vent imprévu amène d’une heure à l’autre il soit reporté au pouvoir. Tient-il en réserve quelque projet destiné à relever l’honneur du drapeau, ou bien faut-il s’attendre à le voir encore une fois, selon sa propre expression, « emprunter les habits de ses