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intime, M. Taine récuse ce témoignage, et, tout en reconnaissant les sentimens auxquels ces mots répondent, il n’y voit que des illusions de la conscience qu’il faut rectifier par l’expérience et l’analyse, ainsi qu’on le fait pour les erreurs des sens et de l’imagination. Le sens intime a ses apparences comme le sens externe ; il n’y a que la méthode expérimentale qui puisse nous faire pénétrer dans le fond des choses, dans le monde des réalités. — Mais, dira-t-on, si l’être humain se réduit à un groupe d’événemens, à un polypier d’images, il n’est plus une cause, une force qui agit, qui gouverne et dirige ses mouvemens, qui ait conscience et possession de lui-même, sui conscius, sui compos. — Avec la liberté s’en va la responsabilité, avec celle-ci s’écroule le monde moral tout entier. Il ne reste plus dès lors que le monde matériel soumis dans toutes ses variétés à la nécessité d’un mécanisme universel. L’homme en un mot n’est plus qu’une machine, comme toutes celles de la nature, sous l’empire des actions et des réactions fatales de son organisme. — Le tableau des conséquences de sa doctrine ne trouble nullemant la sérénité philosophique de M. Taine ; il a tout prévu et tout accepté, et il est bien dans son livre l’homme qui a commis ailleurs le plus tranquillement du monde la célèbre phrase : « le vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre ! » Selon lui, toute moralité pour l’homme se réduit à être une machine bienfaisante ou malfaisante. Quand l’analyse, démontant cette machine, en a bien mis les divers ressorts à nu, on voit comment il faut la faire jouer, pour qu’elle arrive à produire le bien et le mal, c’est-à-dire ce qui est utile ou nuisible, soit à autrui, soit à nous-mêmes : d’où il suit que l’éducation de l’espèce humaine ne se fait point d’une autre façon que celle de tous les êtres. On élève l’homme comme on dresse l’animal, comme on cultive la plante, comme on taille la pierre, en agissant sur les forces dont se compose le mécanisme de son être. Il ne s’agit pas de développer sa conscience ni de fortifier sa volonté, mais simplement de diriger ou de modifier le cours fatal de ses sensations, de ses images et de ses tendances. Et si vous demandez à M. Taine ce que devient la moralité humaine, dans le sens propre du mot, avec uns pareille doctrine, il vous répondra sans la moindre hésitation que nul préjugé ne doit tenir contre la lumière de l’analyse, et que la philosophie est la science des principes.

À cette étrange négation de toutes les choses que la triple autorité du sens commun, du sens intime, du sens moral, paraissait avoir mis hors de toute contestation, que répondre du moment qu’on la nie au nom de la science ? Il semble qu’au point où nous en sommes de la discussion, le terrain se dérobe sous nos pieds, qu’il