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institutions des contrées étrangères. Nous ne connaissions de nos voisins ni les forces, ni les ressources, et ils savaient tout se qui se passait chez nous, s’appropriaient toutes nos inventions, tous nos progrès. Nous ne daignions au contraire presque jamais sortir de notre superbe indolence pour nous informer des choses et des idées de nos voisins. Ainsi s’expliquent toutes nos erreurs diplomatiques ou militaires. Il ne faut pas les imputer exclusivement à la légèreté ou à l’incurie de quelques hommes ; elles proviennent d’une cause plus générale, de cette sorte d’isolement intellectuel où. nous avions fini par nous enfermer. L’ignorance de la nation entière peut seule amener de semblables déceptions.

Si destructive que soit la guerre, on a dit avec raison qu’elle était devenue de nos jours une industrie : ajoutons même que c’est une des industries les plus raffinées, les plus progressives de notre temps, et qu’on en rencontre peu qui exigent le concours d’autant de branches des connaissances humaines. Pour avoir des généraux, non-seulement braves, mais tacticiens habiles, un état-major parfaitement instruit et éclairé, une intendance efficace, un service sanitaire prévoyant, une direction générale prudente, circonspecte, pleine de ressources, il faut autre chose que des qualités individuelles et des dons naturels ; l’éducation solide de toute la nation est indispensable. Il faut en effet un milieu social singulièrement fécond et cultivé pour produire cette réunion d’aptitudes et de connaissances nécessaires à la composition d’une bonne armée moderne. Nous nous sommes reposés avec trop de confiance sur nos qualités natives : nous n’avons pas assez tenu compte de cette préparation intellectuelle, de ce développement théorique, de ce côté scientifique, pris par nos ennemis d’aujourd’hui en si grande considération. Chez nous l’instruction générale n’est ni assez répandue ni assez approfondie : tous les échelons, elle est au-dessous de ce qu’elle devrait être. C’est là une cause de faiblesse qui se fait toujours et partout sentir. Quelques millions de plus inscrits au budget de l’instruction publique accroîtraient dans une large mesure non-seulement les ressources pacifiques, mais les ressources militaires de notre nation. Quand nous aurons rejeté l’ennemi au-delà de notre territoire, quand nous l’aurons contraint à une paix glorieuse pour nous, notre œuvre patriotique ne sera pas achevée. Il y a deux maximes qu’il ne nous faudra jamais perdre de vue, et qui devront diriger notre conduite : l’une, c’est que le plus grand fléau d’un peuple, c’est l’optimisme ; l’autre, c’est que, même à la guerre, les ressorts les plus puissans, ce sont les forces morales et intellectuelles de la nation.


PAUL LEROY-BEAULIEU.