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place à l’hospice. Ceux-là sont vraiment à plaindre, et cependant l’on vient de voir que ce sont eux qui se plaignent le moins. Tous du reste, par l’effet soit de l’âge, soit de la désespérance, soit du mauvais exemple, ont le même vice, l’ivrognerie. Ils peuvent sortir le jeudi et le dimanche, à la condition d’être rentrés à neuf heures. Après la révolution de février, les sorties avaient été rendues quotidiennes ; mais les abus devinrent si graves, qu’un arrêté du 17 janvier 1850 décida qu’il n’y aurait plus que deux jours de liberté par semaine. Pour l’usage qu’on en fait, c’est bien assez. Il faut s’asseoir vers huit heures, par une soirée d’été, à la porte extérieure de l’hospice, et voir les pensionnaires oscillant, titubant, tombant, débraillés, la casquette sur le coin de l’oreille, chantant d’une voix chevrotante quelque refrain obscène, pour comprendre que le vin et l’eau-de-vie sont devenus pour eux une jouissance impérieuse. Les environs de Bicêtre sont peuplés de cabarets où s’engloutissent toutes les ressources de ces pauvres diables. Lorsqu’ils reviennent dans un état d’ivresse trop accusé, on les punit, on les prive de sortie, comme des collégiens paresseux. La passion est plus forte, et, dès qu’ils sont dehors, ils retombent aussitôt dans leur péché de prédilection.

D’autre part, c’est peut-être à ce goût des liqueurs fortes, qui coûte cher à satisfaire, qu’il faut attribuer l’ardeur au travail qu’ils témoignent presque tous. En effet, si l’on constate qu’ils n’ont en général aucun sentiment religieux, on remarque qu’ils sont actifs et assidus. L’administration, sentant qu’une occupation constante est, dans une maison si peuplée, une cause essentielle de tranquillité et de nonne tenue, encourage le plus qu’elle peut les pensionnaires au travail. Elle a des ateliers de tailleurs où se font les raccommodages de la maison, des ateliers de cordonnerie où l’on fabrique les chaussures ordinaires et même les chaussures orthopédiques qui sont commandées par le bureau central, et des ateliers de tapissiers où l’on ne répare, à proprement parler, que les matelas, les sommiers et les traversins. Tous les ouvriers, dirigés par un surveillant contre-maître, appartiennent au personnel de la maison, et sont pris indistinctement parmi les indigens, les épileptiques et les aliénés. On a réservé le rez-de-chaussée de l’ancienne Force pour les corps d’état isolés qui ont besoin d’un outillage spécial. Une très vaste salle est divisée en un grand nombre d’échoppes, qui servent d’ateliers particuliers aux indigens valides ; c’est une faveur très recherchée d’être admis dans cette espèce de bazar, où l’emplacement, variant de 1 mètre 70 à 5 mètres, est loué en raison de 50 centimes à 1 franc 50 par mois. On y gratte la corne, on y polit le papier, on y roule des carcasses de pétards, on y enfile des perles,