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Napoléon avait eu le tort d’insulter dans ses bulletins et dans ses gazettes. Retirée, à Mœmel après les désastres de son pays, vivant presque seule, abandonnée et vaincue, avec ses enfans, elle écrivait en 1810 à son père au sujet de celui qui l’avait si durement frappée : « Cet homme est un instrument dans la main de Dieu pour briser les branches gâtées qui avaient fini par se confondre avec le vieil arbre ; mais il tombera, la justice seule est stable. Désordonné dans son ambition, il est aveuglé par la bonne fortune, il est sans modération, et qui ne se modère pas perd nécessairement l’équilibre et tombe….. Je crois en Dieu, je ne crois pas à la force, et c’est pourquoi j’espère fermement que de meilleurs temps sont proches… Ce qui est arrivé devait arriver, la Providence veut remplacer le vieux monde politique usé. Tous ces événemens ne sont pas des résultats à accepter, mais de mauvais pas à franchir, à condition que chaque événement nous trouve chaque jour meilleurs et plus préparés. Voilà, mon père, ma confession politique… » Cette lettre écrite dans la solitude et le malheur par la mère du souverain actuel de la Prusse, elle va droit au roi Guillaume lui-même pour lui rappeler que « la justice seule est stable, » qu’on ne fonde pas la paix par les violences et les démembremens tyranniques, eût-on pour un instant la victoire, et que les guerres poursuivies au-delà de toute mesure comme de toute équité, pour des satisfactions d’orgueil ou pour la conquête, ne sont plus que des déchaînemens de barbarie en pleine civilisation. La Prusse en est là ; après s’être défendue, elle ne fait plus que la guerre pour la guerre. Elle tuera des Français, c’est bien certain ; elle sacrifiera encore plus d’Allemands, et, tout compte fait, à qui restera la victoire ?

M. de Bismarck y a-t-il d’ailleurs bien réfléchi ? Il y a dans cette situation poussée à toute extrémité un côté pratique dont semble ne point s’occuper ce vainqueur, qui ne passe pas cependant pour un héros d’idéalisme. Après tout, quand on s’engage dans une entreprise il est assez naturel de chercher d’avance à savoir comment on en sortirait de prévoir une certaine diversité de dénoûmens. Quand on fait la guerre, il n’est que prudent de se ménager toutes les possibilités d’une paix honorable. Le chancelier de la confédération du nord s’est-il posé sérieusement ces questions ? Ne s’est-il pas aperçu justement que, par l’insultant accueil qu’il faisait aux ouvertures de M. Jules Favre, il fermait toute issue raisonnable pour la Prusse ? Comment peut-il sortir-de là ? Le roi Guillaume et M. de Bismarck n’en veulent pas démordre ; la solution est bien simple pour eux, ils prétendent entrer à Paris et là s’approprier tranquillement nos provinces, c’est-à-dire le bien d’autrui, par cette souveraine raison que c’est leur avantage. C’est jusqu’ici leur dernier mot ; mais il ne suffit pas de vouloir, et il ne suffit même pas d’avoir des victoires.