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exemple ce qui arrive dès que cette magistrature de la France s’interrompt ou abdique momentanément. C’est à qui mettra le plus vite à profit cette interruption de la justice active. On en prend à l’aise avec les faibles, soit avec la Turquie, soit avec la Hollande. On dénonce les traités qui gênent, on s’affranchit de la parole donnée et des signatures échangées par quelque grossier subterfuge appuyé par beaucoup de canons. — Avec de pareilles mœurs et de tels instincts dans les nations les plus civilisées du monde, à quel siècle lointain ne faut-il pas ajourner ces nobles rêves de fraternité universelle !

La philosophie humanitaire condamne le patriotisme en disant que c’est un sentiment étroit, fait de haine plus que d’amour, et que la haine est stérile et va au néant. Il n’est pas juste de dire qu’il entre de la haine dans l’essence du patriotisme. Cet amour implique une préférence passionnée, une subordination de sentimens, non une opposition nécessaire. La haine n’arrive qu’à l’instant où l’amour offensé se révolte contre l’injure et la violence. En ce cas, comme dans tous les autres, elle n’est que le contre-coup de l’amour irrité. — Travaillons de toutes nos forces à préparer l’ère de la fraternité universelle ; mais travaillons-y d’abord en faisant régner la justice sur la terre. Pour cela, exterminons la violence et le crime, déshonorons-les devant l’histoire, ne craignons pas de les détester et de les combattre par tous les moyens sous les noms divers des puissances qui les représentent. — Et puis, ne l’oublions pas, l’humanité est si vaste que le sentiment qu’elle nous inspire risque de se perdre dans sa vague immensité. Habituons-nous à l’aimer à travers cette humanité particulière dont nous faisons intimement partie, à laquelle nous tenons par les racines de notre passé, par toutes les fibres de notre cœur. Ce sera l’initiation naturelle à un ordre plus large de sentimens et de devoirs, si nous avons d’abord bien connu et pratiqué les sentimens précis que la patrie nous inspire et les devoirs positifs qu’elle nous impose. Quand nous nous serons accoutumés à aimer notre patrie dans la justice et dans la paix, il nous sera plus aisé de passer de cette sphère restreinte à la sphère agrandie de l’humanité. Cette méthode est plus sûre que celle qui procéderait dans l’ordre inverse, et s’irait perdre dans d’inutiles et dangereuses rêveries.

C’étaient d’autres rêveries de ce genre qui nous empêchaient de voir clair dans les intérêts et les droits de la France, au cours des intrigues diplomatiques ou des aventures armées de ces derniers temps. Une des idées fausses qui ont fait le plus tort au sentiment de la patrie, c’est le principe mal compris, indiscrètement appliqué, sur lequel on édifiait la théorie toute nouvelle des nationalités. On n’a pas oublié l’étrange et funeste faveur que cette théorie a ren-