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contrée auprès des esprits les plus divers de tendance et d’origine, assurément au grand détriment de la France. Cette idée, tout abstraite, nous désintéressait insensiblement d’une cause très évidente et très claire, celle de la patrie, sacrifiée dans sa sécurité à des bouleversemens politiques d’une utilité et d’une moralité douteuses. Sous le prétexte mal à propos invoqué de droits naturels et de justice imprescriptible, on livrait aux railleries cette vieille politique de l’équilibre européen, la politique de Henri IV et de Richelieu, qui se connaissaient bien pourtant en matière de patriotisme. Des esprits distingués eux-mêmes, séduits par cette chimère, partaient pour la croisade, la plume à la main. Nous devenions les don Quichottes des nationalités souffrantes. Seulement on n’avait jamais pu s’entendre sur le principe ; encore aujourd’hui l’incertitude reste la même. Où commence, où finit la nationalité ? À quelles limites doit expirer ce prodigieux principe, susceptible d’une extension menaçante à laquelle il importe de marquer un terme ? Quel est l’élément constitutif de la nationalité ? Est-ce la race, la langue, la littérature, la religion ? Est-ce un seul de ces élémens, ou bien en faut-il plusieurs ? faut-il même qu’ils soient tous réunis pour former cette chose rare ? Personne encore n’a pu le dire clairement ; mais voyez quel abus on a fait de ce principe, quel abus on en peut faire pour légitimer toutes les usurpations, toutes les violences ! À l’aide de ce principe, vous avez, il est vrai, fondé l’unité italienne, et j’y applaudis volontiers, si l’avenir montre que ce n’était pas là une unité factice, obtenue à l’aide de circonstances et de passions momentanées, et que de ces élémens divers, Naples, Rome, Turin, il puisse sortir une nation homogène, un état durable. Si cet espoir se réalise, c’est une preuve que le principe agit au hasard, faisant le bien comme le mal, organisant ici des unités naturelles qui se seraient fort bien organisées sans lui, là des unités factices et instables, le tout aveuglément et sans savoir ce qu’il fait. Prenez garde cependant. Si la nationalité constitue le droit à l’unité, à quel titre vous opposerez-vous à l’unité slave ? Voilà du coup une des plus grosses questions soulevées, un des plus formidables périls de l’avenir bien légèrement provoqué par vous. Voulez-vous avoir sur les bras 84 millions de Slaves rassemblés sous la forte discipline et dans la puissante unité de la Russie ? Poussez le principe à bout. S’il est juste, comment prétendrez-vous retenir une seule de ses conséquences ? L’unité germanique élève aussitôt ses prétentions. On les connaît ; mais, si elle a le droit historique pour elle, pourquoi vous opposer à la force dont son droit est armé ? Et voici les provinces baltiques menacées dans l’avenir, l’Alsace et la Lorraine dans le présent, le Luxembourg pris en attendant le tour de