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bition et la même politique que les vôtres, et ils nous ont fait faire ce que vous faites. Nous aussi, nous avons connu la manie des conquêtes et l’éblouissement de la gloire ; nous aussi, nous avons versé le sang et accumulé les ruines, et nous pouvons vous apprendre que le mal que nous avons fait aux autres est chaque fois retombé sur nous-mêmes. L’esprit de conquête nous a fait beaucoup souffrir, mais ce n’est pas seulement depuis que nous sommes les vaincus ; nous en avons souffert, sachez-le, même quand nous étions les vainqueurs. Vous nous enseignez aujourd’hui ce qu’il en coûte d’être les plus faibles, et notre histoire nous enseignait déjà ce qu’il en coûte d’être les plus forts. »

Cela doit donner à réfléchir aux grands politiques, aux grands ambitieux, à ceux qui de bonne foi peut-être pensent travailler à la grandeur de leur pays par la guerre et par la violence. Ils comptent déjà bien des victoires ; leur seront-elles plus fructueuses que celles de Louvois et de Louis XIV à la France ? sont-ils sûrs de garder plus longtemps qu’eux la proie sur laquelle ils ont mis la main ? J’admets que toutes les bonnes chances restent de leur côté, qu’ils soient jusqu’au bout habiles et heureux, qu’ils réussissent à nous amoindrir et à nous démembrer, et je me demande, même en ce cas, si leur Allemagne en sera plus forte. — L’Allemagne aura peut-être gagné une ou deux provinces ; mais il faut mettre en regard toutes les amitiés qu’elle aura perdues. Qu’elle ne compte pour rien la nôtre, bien que la sympathie que nous avions toujours eue jusqu’à présent pour son caractère ne lui ait pas été inutile. Elle aura perdu aussi celle des autres peuples, car elle aura révélé une ambition que les autres peuples ne lui pardonneront pas plus qu’ils ne l’ont pardonnée à Louis XIV et à Napoléon. Si les Prussiens dans la guerre d’aujourd’hui sont vainqueurs jusqu’à la fin, on dira peut-être d’eux : Ils n’ont commis aucune faute. On se trompera ; ils auront commis une faute, celle d’être trop vainqueurs, celle d’avoir montré trop de force et trop d’habileté, et c’est une faute que l’on paie toujours tôt ou tard. La Prusse à l’heure qu’il est n’a peut-être plus d’alliés dans le monde : quelques-uns sans doute peuvent être encore liés à elle par des traités ou par des intérêts qui sont pour le moment d’accord avec les siens ; mais il est douteux qu’elle ait encore des amis, elle ne peut plus compter sur la sympathie d’aucun peuple. Personne désormais ne se réjouira sincèrement de ses succès, et, vienne le moment des revers, personne ne compatira certes à ses souffrances.

Son influence sur les affaires générales du monde ne sera pas plus grande qu’elle n’était auparavant, car l’influence est proportionnée non pas à la crainte qu’on inspire, mais à l’opinion qu’on donne aux autres de sa modération et de sa sagesse politique. Sa