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LA POLITIQUE D’ENVAHISSEMENT.

sécurité ne sera pas mieux affermie, car plusieurs nations croiront avoir intérêt à l’affaiblir. Elle a, il est vrai, l’armée la mieux organisée qui soit au monde ; mais la supériorité militaire est ce qu’il y a de plus instable dans l’humanité. Louis XIV et Napoléon ont eu aussi l’armée la mieux réglée, la mieux disciplinée, la mieux pourvue qu’il y eût en Europe, et pourtant ils ont fini par des défaites.

On se demande alors ce que la Prusse et l’Allemagne auront pu gagner ; je ne parle pas, bien entendu, de la personne du roi, qui y gagnera peut-être un titre nouveau et une autre couronne, ni de la personne du ministre, qui y a déjà conquis un grand nom ; c’est de la nation que je parle. La part de la nation prussienne et allemande ne serait-elle pas tout entière dans ce mot, la gloire, et ne la croirait-on pas assez payée à ce prix ? Il est vrai que ce mot l’enivre peut-être comme il nous enivrait autrefois, car il exerce une étrange fascination sur les peuples enfans ; mais laissons de côté les paroles sonores et vides, regardons les choses en hommes, et envisageons la vie telle qu’elle est. La vraie question est celle-ci : la Prusse et l’Allemagne sortiront-elles de cette guerre plus riches, plus prospères, plus intelligentes et moralement meilleures ? car c’est à tout cela, et à rien de plus, qu’on juge la grandeur d’un peuple.

Depuis le commencement de la guerre, le travail est à peu près interrompu en Allemagne, et par conséquent l’unique source de la richesse et de la prospérité est tarie. L’invasion cause autant de pertes au peuple qui la fait qu’à celui qui la subit. Sans doute il n’y a pas en Allemagne de villages incendiés, de villes bombardées, de ruines fumantes ; il n’y a qu’une chose, le manque d’hommes. Les guerres de Louis XIV, qui ne se faisaient qu’avec des soldats volontaires ou des cadets de noblesse, n’arrachaient pas violemment les bras à l’agriculture et à l’industrie. Ici, c’est l’agriculture et l’industrie qui ont donné leurs bras et leur sang pour la guerre. Depuis que les armées allemandes ont reçu l’ordre d’envahir la France, l’Allemagne est comme un corps où la vie serait suspendue. A-t-on bien calculé ce que coûterait cette suspension de la vie, et combien elle pouvait devenir dangereuse ? y a-t-on songé pendant les années où l’on préparait lentement cette guerre ? y a-t-on songé au moment où on la faisait éclater de gaîté de cœur ? On avait tout prévu ; on savait combien il fallait de régimens, de canons, de vivres ; on avait marqué étape par étape la marche vers Paris ; on avait mis le doigt à l’avance sur Reischofen, sur Metz, peut-être même sur Sedan ; on savait les raisons pour lesquelles on n’avait à craindre ni la Russie, ni l’Autriche, ni l’Angleterre. Une seule chose n’avait pas été prévue, c’est que notre résistance se prolongerait au-delà du mois de septembre, qu’on retiendrait par conséquent