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les Allemands loin de chez eux, et que l’Allemagne se trouverait ainsi la première victime de cette horrible guerre. Ils n’y pensent peut-être pas en ce moment : éblouis de leurs succès, acharnés sur leur proie, ils ne voient pas ce qui se pisse dans leur pays ; mais, quand ils y remettront les pieds, ils ne tarderont pas à voir et à compter leurs pertes. Ce ne sera pas comme chez nous la destruction complète d’un certain nombre de fortunes, ce sera la diminution de toutes les fortunes sans exception ; ce ne sera qu’une demi-ruine, mais qui portera sur tous, et comme elle sera moins sensible et moins horrible que la ruine qui nous frappe, on s’en relèvera moins vite.

L’Allemagne aura donc sacrifié en faveur de la politique d’envahissement une année de sa vie, une année de son travail et une forte part de sa richesse. Sans doute ces pertes finiront par être réparées et oubliées ; mais il y a un autre malheur qui pèse sur elle, et celui-ci est irréparable. Cette guerre aura des effets incalculables sur l’état moral de l’Allemagne. Elle changera le caractère, les habitudes, jusqu’au tour d’esprit et à la manière de penser de cette nation. Le peuple allemand ne sera plus après cette guerre ce qu’il était avant elle. On ne l’aura pas entraîné dans une telle entreprise sans altérer profondément son âme. On aura substitué chez lui à l’esprit de travail l’esprit de conquête. On aura ôté de son intelligence les idées saines sur ce qui fait le but et l’honneur de la vie, et l’on aura mis à la place une fausse conception de la gloire. On lui aura fait croire qu’il y a pour une nation quelque chose de plus souhaitable que la prospérité laborieuse et probe ; on lui aura inoculé la maladie de l’ambition et la fièvre de l’agrandissement.

Qu’ils en croient notre expérience : toutes les fois que les chefs de notre nation ont poursuivi la politique d’envahissement, l’état de notre âme en a été troublé. Beaucoup des défauts dont on nous accuse nous sont venus de nos guerres, surtout de nos guerres heureuses. La vantardise, la fanfaronnade, l’admiration naïve de nous-mêmes, le dédain pour l’étranger, n’étaient pas plus dans notre nature que dans celle de tout autre peuple ; ils y ont été introduits peu à peu par nos guerres, par nos conquêtes, par notre habitude du succès. Toute nation qui recherchera comme nous la gloire militaire, et qui comptera autant de victoires que nous, aura aussi les mêmes défauts.

L’Allemagne n’échappera pas à cette fatalité. Peut-être sera-t-elle cruellement punie d’avoir laissé partir toute sa jeunesse et toute sa population virile pour cette guerre de conquête et d’invasion. On l’a insidieusement arrachée à ses travaux, à ses habitudes, à sa. vieille morale, à ses vertus ; on ne l’y ramènera pas. On l’a jetée brusque-