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tique ne le rendait pas plus indulgent pour le peuple dont il était l’hôte. Ses compagnons et lui se faisaient un point d’honneur de ne parler qu’allemand, et, s’ils lisaient beaucoup de livres français, ils en faisaient dans leurs entretiens le perpétuel sujet de leurs critiques et de leurs railleries. « Sur la frontière même de la France, dit l’illustre étudiant de 1769, nous nous étions dégagés de toute influence française. Le genre de vie des Français nous semblait trop réglé et trop poli, leur poésie froide, leur critique destructive leur philosophie abstruse et cependant superficielle[1]. » Ils mettaient volontiers en parallèle les défauts qu’ils reprochaient aux Français et les qualités dont les Allemands aiment à se faire honneur ; mais leur patriotisme, comme celui de Lessing, n’avait rien d’exclusif Shakspeare était leur Dieu. Ils en célébraient la fête, et Goethe lui-même prononçait en son honneur un discours enthousiaste qui nous a été conservé. Rien ne peint mieux les dispositions de la jeunesse allemande en 1770.

Plus d’un Français d’ailleurs trouvait grâce devant ces ennemis de l’esprit français. Ils n’en voulaient qu’à la tyrannie de quelques idées et ceux qui en France même faisaient preuve d’indépendance à l’égard de ces idées étaient leurs favoris. Ils mettaient l’acteur Aufresne au-dessus de Lekain. Ils n’avaient qu’enthousiasme pour Rousseau et pour Diderot. Le besoin de liberté dictait seul leurs antipathies et leurs sympathies, et ce besoin même sous sa forme révolutionnaire était, à leur insu, un lien entre ces jeunes Allemands, qu’il soulevait contre certaines traditions littéraires et la nation qu’il poussait à transformer de fond en comble les institutions séculaires des sociétés modernes.

La révolution française excita en Allemagne, parmi les philosophes, les lettrés, et dans le peuple lui-même, de très vives sympathies, dont beaucoup ne se sont jamais démenties. Elle a préparé toutefois chez les Allemands la transformation d’une haine littéraire en une haine nationale contre la France. Elle ajouta d’abord aux ennemis des idées françaises tous ceux dont elle blessait les préjugés ou menaçait les intérêts ; elle s’aliéna bientôt une partie des populations, quand, pour répondre à la provocation des monarchies européennes, elle se fit à son tour guerrière et conquérante. Les peuples de la rive gauche du Rhin n’avaient encore, à la fin du XVIIIe siècle, aucune répugnance à devenir français ; ils donnèrent à la France des départemens qui ne se distinguèrent en rien de ses anciennes provinces dans la pratique de leurs nouveaux devoirs, et lorsqu’ils en furent détachés sans leur aveu, ils ne se

  1. Wahrheit und Dichtung, Dritter Theil, Eilfter Buch.