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Les Allemands considèrent comme un fait accompli leur suprématie dans le champ de la pensée ; ils s’accusent eux-mêmes de leur lenteur à l’établir dans le champ de l’action. Ils se reprochaient, avant de s’être mis sous la conduite de M. de Bismarck de n’avoir réalisé jusqu’à présent que le type du héros de Shakspeare, Hamlet, un étudiant de Wittemberg, l’honneur de sa famille et de son pays pour l’intelligence et pour la culture, mais qui ne sait que méditer sur l’être et le non-être, tandis que d’autres font des révoltions et des conquêtes[1]. Pour secouer leur torpeur, ils continuaient à évoquer, comme en 1813 mais sans les mêmes motifs et pour un but moins légitime, le fantôme de l’ambition française. Ils se disaient et ils s’efforçaient de se croire menacés par nous pour s’exciter à fonder leur grandeur sur la ruine de la nôtre. Quel prétexte avons-nous donné à ces alarmes factices ? Un seul est spécieux : c’est le regret que nous a laissé la perte de nos anciennes frontières. Je ne veux point nier ce regret. Ç’a été pout nous une blessure toujours saignante que cet amoindrissement de notre territoire qui nous était imposé par une double invasion, et qui nous laissait sans cesse exposés, avec des défenses insuffisantes, à des invasions nouvelles. Nous supportions avec peine notre affaiblissement ; nous ne souffrions pas moins de nous voir enlever non de pures conquêtes, comme la Westphalie ou le Piémont, mais des provinces qui s’étaient librement associées à toutes nos destinées, et que nous avions le droit de considérer comme devenues tout à fait nôtres. Nous attendions un retour de fortune qui nous les rendît ou plutôt qui leur permît de nous revenir, car nous ne voulions pas faire violence à leurs vœux, et toutes nos revendications partaient de l’hypothèse que ces vœux nous étaient acquis. Cette hypothèse n’était-elle qu’une illusion ? Elle l’est devenue sans aucun doute depuis que les provinces rhénanes se sont consolées d’être prussiennes en se berçant des espérances du patriotisme allemand ; mais tous ceux qui les ont parcourues de 1815 à 1848 savent quelles sympathies pour la France entretenait encore l’antipathie pour la Prusse. Le tort de beaucoup de Français a été d’ignorer les dispositions nouvelles qui se sont produites depuis une vingtaine d’années sur les bords du Rhin. L’Allemagne a trop prouvé dans ces derniers temps qu’elle ne se doutait pas du véritable état moral de la France pour avoir le droit de nous reprocher cette ignorance. Elle ne pouvait d’ailleurs nous faire un crime d’illusions inoffensives qui excluaient toute pensée d’annexion forcée. Notre respect de l’indépendance des peuples suffisait pour la rassurer contre notre

  1. Gervinus, Shakspeare, III.