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bouleversent et transforment chaque esprit, ils lui enlèvent sa vue et sa pensée propre. Ce ne sont plus des hommes que vous avez devant vous, c’est un être collectif, d’une nature particulière et indéfinissable ; il ne ressemble nullement à ce que serait chaque individu pris à part, il pense autrement que chacun d’eux, il veut autre chose, il a une autre intelligence et un autre cœur. Jetez aux oreilles de cet être étrange certains mots, certaines phrases, et le voilà qui s’agite comme enivré ; il tourbillonne d’abord au gré de l’orateur ; bientôt l’orateur même n’en est plus maître, et il roule comme une mer furieuse sous l’action de je ne sais quel souffle. Athènes pouvait-elle espérer que de telles multitudes auraient le sang-froid et la sérénité qui conviennent à l’action judiciaire ? De nos jours, les assemblées politiques, qui sont forcément assez nombreuses, prennent du moins la précaution de confier à des commissions l’examen sérieux de toutes les affaires. Athènes au contraire confiait à des foules le soin si délicat de décider de la culpabilité d’un homme, de prononcer sur sa vie. Supposez une douzaine de juges éclairés, ils n’eussent pas condamné Socrate ; mais le tribunal comptait plus de cinq cents membres : des orateurs y vinrent parler de religion outragée, de jeunesse corrompue, de cité trahie, et l’honnête homme fut condamné à mort.

Mais, si je ne me trompe, voici le plus grand vice de la justice athénienne. Le tribunal, avons-nous dit, était la cité même. En théorie, cela paraît fort beau ; dans la pratique d’incalculables dangers sont inhérens à cette sorte de justice. Que dans un régime démocratique le peuple juge lui-même les procès et les crimes, c’est exactement la même chose que si, dans un état monarchique, le roi était seul investi du droit de juger. Tous les pouvoirs étant ainsi réunis dans les mêmes mains, que reste-t-il pour la liberté ? L’individu a des droits à part, il a des droits vis-à-vis de l’état ; il en a même qui peuvent se trouver parfois en opposition avec l’état. Comment ces droits individuels seront-ils protégés par le juge, si le juge est l’état lui-même ? Il nous paraîtrait sans doute monstrueux que dans une monarchie les procès et les crimes politiques fussent jugés par le monarque. C’est précisément ce qui avait lieu dans la démocratie athénienne, où le peuple souverain jugeait tous les procès et tous les débats, même ceux où il était partie. On sait quels sentimens l’animaient alors, et quels étaient ses passions ou ses préjugés, ses engouemens ou ses colères. Représentons-nous Démosthène accusé deux fois devant de tels tribunaux ; l’un, dans le procès sur la couronne, l’absout glorieusement ; l’autre, dans l’affaire d’Harpale, lui inflige une condamnation ignominieuse. Croirons-nous que dans ces deux cas les juges aient examiné avec un soin scrupuleux les faits et la légalité ? Nullement ; dans l’un et