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ral d’armée et un administrateur, ne pouvait pas examiner tous les débats et peser le pour et le contre dans chaque procès. Il chargeait donc un homme de faire cet examen et cette instruction préalable ; mais cet homme, que l’on appelait judex, n’était pas un juge. Il n’avait d’autre fonction que celle d’étudier les faits du débat ; c’était toujours le consul ou le préteur qui, éclairé par lui, prononçait la sentence. L’examen du fait pouvait bien appartenir au judex ; mais l’énoncé du droit ne pouvait appartenir qu’au magistrat, c’est-à-dire à l’un des chefs de la cité. Pour juger, il fallait être revêtu de l’autorité publique. La justice était inhérente à l’autorité et ne se séparait pas d’elle.

Telle était la conception que l’esprit romain se faisait de la justice. Cette conception était simple et pratique ; mais il est douteux qu’elle puisse convenir aux sociétés modernes. Aujourd’hui nous séparons nettement le droit de la politique, et nous ne confondons plus la justice avec le gouvernement. Il y a une équité supérieure aux pouvoirs sociaux. Il existe aussi des droits individuels qui ne peuvent être asservis aux volontés publiques. Les intérêts privés ne peuvent pas toujours être jugés par l’état, et la conscience ne doit jamais l’être par lui. Chez les anciens, le gouvernement, le droit, la religion, formaient un ensemble indivisible, une unité, un seul objet à faces diverses. Chez nous, le gouvernement, le droit, la religion, sont choses distinctes et indépendantes. La liberté et la dignité humaine ont le plus grand intérêt à ce que cette distinction soit maintenue dans la pratique.

Comprise comme la comprenaient les Romains, la justice devait nécessairement être subordonnée à l’intérêt public et à la raison d’état. Aussi professaient-ils cette maxime : salus populi suprema lex esto, il salut de l’état doit être la loi suprême, maxime qui viole le droit, qui opprime la liberté, et qui ne peut s’excuser que dans des cas fort rares. De ce principe est venue toute cette justice inique que les anciens comprenaient sous le nom de crimes de lèse-majesté. Elle ne date pas de l’empire romain, comme on le croit généralement ; l’empire n’a fait que l’emprunter à la république. Le mot « majesté, » au temps des consuls, désignait l’autorité de l’état, comme au temps des empereurs il désignait l’autorité du prince. À l’une et à l’autre époque, il signifiait également un pouvoir absolu devant lequel s’effaçaient tous les droits individuels. Les accusations de lèse-majesté furent pour le moins aussi fréquentes sous la république que sous l’empire. Manquer de respect à un consul, mettre en doute l’autorité du sénat, rire en public d’un augure, avoir des aspirations aristocratiques quand la démocratie dominait, avoir des goûts démocratiques quand l’aristocratie avait le dessus, s’isoler des affaires publiques et vouloir vivre libre, c’étaient là autant