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qui décidèrent du sort de l’accusé. Dans l’affaire de Scipion l’Africain, l’audace de l’attitude et l’emploi des mots sonores eurent raison du peuple et des lois. Il est fort difficile qu’une foule, subitement érigée en cour de justice, ne se laisse pas entraîner par des motifs absolument étrangers à l’équité. Ce grand tribunal n’était pas autre chose que l’assemblée politique, et ce serait une grande erreur de croire qu’une assemblée politique offre des garanties particulières à la liberté individuelle et au droit. Habituée à délibérer sur des intérêts d’un autre ordre, une assemblée de cette nature n’est guère disposée à fixer les yeux sur la justice absolue. Elle représente l’état, elle est l’état ; comment espérer qu’elle soit assez désintéressée de cœur et d’esprit pour juger un accusé dont la situation est précisément d’être en conflit avec l’état ? Une telle justice était contraire à la liberté, et ce qu’il y avait de pis en elle, c’est précisément qu’elle avait toutes les apparences et tous les dehors de la liberté !


III. — la justice aristocratique. — le jury romain.

Dans les cent dernières années de la république romaine, nous voyons fleurir une institution judiciaire qui à première vue paraît analogue à nos jurys modernes. La justice n’était plus rendue par le consul ou le préteur siégeant seul et prononçant souverainement à titre d’autorité publique ; elle appartenait à des tribunaux composés chacun d’une trentaine de juges. Ces tribunaux, que la langue officielle appelait quæstiones perpetuæ, étaient renouvelés chaque année, et restaient en permanence pendant l’année entière. Les membres se réunissaient sous la présidence d’un préteur, d’un questeur ou d’un édile, comme nos jurés sous la présidence d’un magistrat. En principe, ils n’étaient en effet que des jurés, et leur fonction devait se borner à écouter les dépositions des témoins et les plaidoiries, à énoncer leur avis sur les faits en litige ; en réalité, leur pouvoir allait plus loin, et le préteur ou le questeur qui les présidait n’avait guère qu’à donner lecture de l’arrêt qu’ils lui avaient dicté. Ils étaient ainsi les véritables juges. Ce n’était pas le préteur qui les choisissait ; ils étaient désignés par le sort, comme nos jurés, et la moitié d’entre eux pouvaient être récusés, soit par l’accusation, soit par la défense. Plusieurs tribunaux siégeaient à la fois, et, par une singularité digne de remarque, chacun d’eux ne jugeait qu’une seule nature de délits, l’un le péculat, l’autre la concussion, un troisième la brigue, un quatrième les crimes de lèse-majesté, d’autres le meurtre, l’incendie, le faux, l’adultère.

Cette organisation était assurément préférable à la juridiction arbitraire d’un consul et d’un préteur, ou à la juridiction passionnée