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veil très clair. — Quelles nouvelles ? dit-il à son aide-de-camp. — Sire, nous avons failli prendre la reine de Prusse. — Ah ! c’eût été bien fait, repartit l’empereur, car elle est la cause de la guerre. — M. de Ségur était aussi présent, lorsque Napoléon, entrant quelques jours après dans la chambre à coucher de la reine à Charlottenbourg, alla droit à son secrétaire et trouva dans ses lettres intimes la preuve de l’aversion qu’il lui inspirait. De là sa rancune personnelle et les insinuations que Napoléon publia dans les bulletins de la grande armée et dans le journal officiel, le Télégraphe, sorte de moniteur français qu’il fit paraître à Berlin peu de temps après son entrée solennelle.

Quel conquérant, quel législateur, quel génie couronné peut être comparé à Napoléon pendant les années 1806 et 1807 ? Il avait en deux ans distribué entre ses frères et ses lieutenans les principaux trônes de l’Occident, fondé l’Université, rétabli les finances, embelli les villes, et, grand dans la paix, plus grand dans la guerre, il venait de terrasser l’Autriche, d’écraser la Prusse, de bloquer l’Angleterre, où Pitt mourait désespéré. Vainqueur des Russes à Eylau, reçu en Pologne comme un libérateur, il vivait au commencement de 1807 dans une espèce de grange du petit village d’Osterode, envoyant de ce lointain quartier jusqu’à Paris ses ordres pour l’encouragement des manufactures, ses idées sur la réforme de l’éducation, ses décrets pour l’expulsion de Mme de Staël, ordres, idées, décrets, obéis comme des lois souveraines. C’était aussi dans une bien petite ville, à Memel, que la reine Louise de Prusse, après un court séjour à Kœnigsberg, avait conduit ses enfans, et le roi l’y avait rejointe. Ils y retournèrent après Tilsitt, et ce lieu fut témoin de leurs années de détresse. La famille royale habitait une si petite maison que le prince royal et le prince Guillaume durent accepter l’hospitalité d’un marchand nommé Argelander. On raconte qu’un vieux memnonite, Abraham Nickell, vint à pied avec sa femme du fond de la Prusse pour offrir à la reine 3,000 écus dans une bourse de cuir et un panier plein de beurre et d’œufs ; la reine pleura, et, sans dire un mot, elle prit le châle qu’elle portait et en couvrit les épaules de la brave femme. Il avait dépendu de la reine de faire accepter par le roi, avant la bataille d’Eylau, un armistice séparé ; mais elle avait voulu demeurer fidèle aux Russes, ses alliés. Contente d’avoir obéi à l’honneur, soutenue par sa foi, résignée à la pauvreté, environnée des témoignages les plus touchans de l’affection de son peuple, la reine était descendue cependant au dernier degré de l’infortune ; elle ne savait ce que deviendraient ses enfans, et le titre qu’elle portait lui rappelait seulement que le roi n’avait plus ni sujets, ni soldats, ni royaume. Jamais on ne vit en face l’une de l’autre tant de gloire et tant de détresse.