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Mais combien la reine vaincue sut se montrer moralement plus grande que le triomphateur ! Il faut lire, à côté des bulletins inconvenans de Napoléon, comparant la reine à Armide et se moquant de ses chiffons mêlés aux papiers politiques, les pages nobles et touchantes du journal de la malheureuse reine ; il faut lire surtout les lettres pleines de courageuse résignation qu’elle écrivit à son père, le duc de Mecklembourg, du fond de son exil de Memel.

« Memel, 1807.

« C’est avec l’émotion de cœur la plus profonde et des larmes de la plus reconnaissante affection que j’ai lu votre lettre du 14 avril… Quelle consolation et quel soutien pour moi au milieu de mes épreuves ! Quand on est aussi tendrement aimé, on ne peut être complètement malheureux. De nouveaux et d’écrasans fardeaux nous sont imposés encore, et nous sommes à la veille d’être obligés de quitter le royaume. Pensez à ce que cela va être pour moi ! Malgré tout, au nom de Dieu, je vous en conjure, ne vous méprenez pas sur votre fille. Ce n’est pas la crainte qui m’humilie. Deux raisons fondamentales m’élèvent au-dessus de malheurs si étranges. La première est que nous ne sommes pas le jeu d’un sort aveugle, nous sommes dans les mains de Dieu. La seconde, c’est que nous tombons avec honneur.

« Le roi a prouvé au monde qu’il ne désirait que l’honneur, et qu’il ne méritait pas l’ignominie. Il n’y a pas eu un seul de ses actes où il ait pu faire autrement sans manquer à son caractère et sans trahir son peuple. Ceux-là seulement qui ont l’âme haute comprendront quelle force je trouve dans cette pensée ; mais revenons au fait. Par la perte de la malheureuse bataille de Friedland, Kœnigsberg tombe dans les mains des Français. Nous sommes pressés par l’ennemi, et, si le danger approche plus près encore, il me faudra quitter Memel avec mes enfans. Le roi rejoindra l’empereur. Je partirai pour Riga aussitôt qu’un péril imminent m’y contraindra. Dieu me donnera la force de supporter l’heure où il me faudra quitter le royaume. La force me sera nécessaire, mais je lève mes yeux vers le Tout-Puissant, source de tous les biens et dont les décrets insondables permettent que le mal s’accomplisse ; ma ferme croyance est qu’il ne nous enverra rien au-delà de ce qu’il nous est possible de supporter. Encore une fois, mon bien-aimé père, nous tombons avec honneur, respectés et aimés d’autres nations, et nous aurons des amis fidèles parce que nous le méritons. Je ne puis trouver d’expression pour dire combien cette pensée me console. Je supporte tout avec le calme qu’une conscience tranquille et une ferme soumission peuvent donner. Soyez donc assuré, mon bon père, que je ne puis être complètement malheureuse, et que d’autres, chargés d’une couronne et de tous les dons de la fortune, ne sont pas en paix comme nous. »