Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son accent irrité, son geste impérieux, aussitôt les soldats s’arrêtent, présentent les armes, saluent, et le paysan est non-seulement sauvé, mais libre. Les galons du képi et les broderies du collet avaient tout fait.

Cette discipline prussienne est en quelque sorte féodale. Le coup du plat de sabre d’un hobereau ne déshonore pas le dos d’un bourgeois sous les armes. Cette obéissance absolue à une sévère hiérarchie est une des qualités gothiques dont s’enorgueillissent le plus nos ennemis. Deux ou trois officiers m’ont demandé si quelque soldat de leur armée nous avait, par hasard, manqué de respect. C’est encore là une de leurs constantes préoccupations. Ils ont la coquetterie de l’obéissance passive. L’armée allemande, chose curieuse, est tellement esclave de cette discipline, de cet amour de l’échelon et de cette terreur du titre, que les alliés entre eux, loin de conserver à grade égal un même rang, témoignent instinctivement, peut-être en dépit d’eux-mêmes, une certaine déférence, d’ailleurs un peu haineuse, pour les Prussiens. Ces gens ont, semble-t-il, comme un goût prononcé pour la livrée. J’ai pu remarquer cela plusieurs fois. Le Prussien a toujours l’air de traiter le Bavarois, le Hanovrien, le Saxon en vassaux ou, pour dire plus, en vaincus, et ceux-ci, quoi qu’ils en aient, parlent au Prussien avec une nuance de soumission visible. Le prédécesseur du roi Guillaume comparait l’Allemagne à une statue immense faite de plusieurs métaux ; mais il oubliait de dire que le métal prussien se croit seul l’or pur.

Le petit village de Givonne était encombré de troupes ; les soldats avaient campé au grand air sur des matelas enlevés aux maisons. Givonne devait être à coup sûr, il y a six mois, un pays riche. Les demeures sont coquettes, blanches maisons de citadins en villégiature ou de bourgeois aisés. Tout était pillé. On apercevait par les fenêtres brisées le désordre effrayant des habitations mises à sac, les meubles ouverts, les papiers épars, les paillasses éventrées, les chaises jetées au feu, les assiettes de faïence à fleurs renversées des dressoirs et brisées. Des Prussiens, enveloppés de leurs grosses capotes, chaussés de leurs lourdes bottes, étaient couchés dans ces maisons. Quelques-uns dormaient, d’autres lisaient des journaux trouvés là. Au milieu de la rue, près de la mairie, où flottait, hélas ! le drapeau blanc à aigle noir de Prusse, des chirurgiens allemands coupaient des jambes en plein air. On apercevait au fond des allées ouvertes, à travers les vitres ou derrière les maisons, des jardins en fleurs parfumés de roses, et où se jouaient les papillons dans un sourire de soleil.

Tout ce pauvre village était plein d’ailleurs de mouvement et de