Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bruit. Les Allemands établissaient en toute hâte, en appliquant sur la façade des maisons un carré de toile cirée décorée aux armes prussiennes, ici la poste, là le télégraphe, plus loin l’intendance et la boulangerie. D’autres mesuraient froidement les distances, la longueur et la largeur de la rue, comme pour se rendre compte du combat de la veille. La bataille avait cessé depuis quelques heures à peine, et déjà tous les blessés étaient enlevés, presque tous les morts prussiens enterrés. On n’avait guère laissé sur le sol français que les cadavres des vaincus. Les Allemands attachent aux moindres détails une importance capitale ; ils savent l’effet terrifiant que peuvent produire sur des soldats les monceaux de morts ou les blessures trop horribles. Les blessés pour la plupart venaient d’être évacués sur la route d’Allemagne. Les prisonniers français se tenaient blottis les uns contre les autres, pressés comme des moutons, le long d’un mur, près d’un petit pont où coulait un ruisseau à demi tari. Je n’oublierai jamais l’expression muette de lassitude et d’étonnement imprimée sur ces visages maigres et terreux. Il y avait de la fatigue et de l’amertume, un sentiment de surprise, de révolte contre un sort injuste, et aussi, faut-il le dire, une certaine satisfaction instinctive, le sentiment de l’être qui respire encore après tant de morts, et qui sort vivant d’une tuerie ; mais rien ne peut égaler l’affaissement et l’effroi quasi enfantin de ces malheureux turcos, si terribles, irrésistibles dans la mêlée. Comme ils sont tout d’instinct et d’élan, l’abattement succède bien vite à ces héroïsmes fatalistes. Repliés sur eux-mêmes, le capuchon de leurs burnous bleus rabattu sur leurs visages, assis sur le sol et les jambes croisées à l’orientale, ils ramenaient leurs bras sur leur poitrine, et leurs grands yeux blancs et fixes semblaient seuls vivans dans leur physionomie bronzée. Pauvres Africains, venus de leurs déserts de sable pour voir tomber leurs frères dans les fourrés de l’Ardenne ! Le sentiment de soulagement intime que je remarquais chez les survivans de notre armée, on le retrouvait aussi chez les Prussiens. L’esprit qui, le jour de la capitulation de Sedan, animait l’armée ennemie était tout joyeux, et, il faut le constater, tout pacifique. Les gouvernans de l’Allemagne diront un jour, ils ont prétendu déjà qu’ils n’ont continué la guerre, après la défaite de l’empire, que parce qu’ils étaient invinciblement poussés, dominés et conduits par l’esprit public de leur pays. Cela est faux. La vérité est que leur armée, surprise d’un triomphe aussi inattendu, se laissait franchement et naïvement aller à la joie inespérée que lui causait la fin d’une lutte qui lui avait semblé devoir être aussi longue que redoutable. L’empereur prisonnier, notre armée rendue, la guerre en effet semblait finie. Le mot de tous ces soldats allemands, la parole