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germaniques qu’il serait facile encore de reconnaître ? Les diverses nations de l’Europe ont donc à divers degrés le droit de reporter leurs souvenirs vers le livre de Tacite.

De la mythologie Scandinave, que M. Heinrich expose ensuite avec un certain détail, ne peut-on pas dire quelque chose de semblable ? Il est bien vrai que cette mythologie, conservée dans les deux Eddas, nous transmet, sous une forme qu’on est fondé à croire non tout à fait altérée, l’ancienne mythologie de la race germanique ; mais ces traditions, dispersées bientôt par des invasions et des migrations multiples, se sont mêlées aux croyances de toute l’Europe, au lieu de rester le domaine exclusif des Allemands. Il suffit d’avoir parcouru les livres de Jacques Grimm, particulièrement sa Mythologie et ses Antiquités du droit allemand, pour se faire une idée de cette dispersion opérée par le germanisme avant même qu’au centre de l’Europe il se soit formé une Allemagne chrétienne et moderne. Compterez-vous dans la littérature allemande ces chants guerriers que les Germains, au témoignage de Tacite, récitaient en marchant au combat, et qui célébraient leurs dieux et leurs héros ? Quelle sorte de Germains les chantaient ? Des Goths, des Francs, qui ont été s’établir en de tout autres pays que la future Allemagne ; c’est Charlemagne, nous raconte Eginhard, qui avait pris soin de faire recueillir ces chants, et Charlemagne, quoi qu’on en dise au-delà du Rhin, n’est pas un Allemand, c’est un Franc.

Après ces origines, M. Heinrich institue ce qu’il appelle un « premier âge classique, » et cet âge comprend, à son sens, les divers cycles de poésie que le moyen âge de l’Allemagne a enfantés : cycle héroïque avec les poèmes sur le héros Sigurd et sur les Niebelungen, cycle chevaleresque avec les poèmes concernant Charlemagne et la Table-Ronde. Légendes pieuses, poésie mystique, premiers jets de satire morale, viennent s’y ajouter pour faire de ce premier âge une époque déjà originale. — L’auteur dut rencontrer ici pour la première fois une difficulté nouvelle, difficulté plus grande pour un Français que pour tout autre quand il s’agit d’interpréter le génie allemand. D’où vient le mépris aveugle des Allemands d’aujourd’hui pour la littérature française ? Comment M. Mommsen par exemple déclare-t-il que les races anglo-saxonnes et germaniques connaissent seules la poésie, et que c’est tout au plus depuis Alfred de Musset et Lamartine que la France la soupçonne ? Il faut bien qu’il y ait ici un malentendu. Il est clair que les Allemands qui parlent ainsi n’accordent le nom de poésie qu’à une inspiration tout intime et, comme ils disent, toute subjective. Peut-être est-il juste de reconnaître que le génie allemand, dès les premiers temps du moyen âge, se montre aisément capable de cette sorte d’inspiration. Ainsi s’expliquerait l’absence de goût qu’on y remarque ; l’expression poétique n’est pas pour lui une création extérieure qu’il juge à distance et au point de vue plastique, ce serait plutôt une manifestation naïve, tout individuelle