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réussirait à simuler pendant quelques minutes le mouvement que le crayon doit reproduire, l’immobilité réelle qu’il s’imposerait aurait bientôt détendu ou contracté chaque muscle, altéré chaque forme partielle, décomposé l’élan général. Pour retrouver les apparences de ce qui agit, de ce qui se meut plus ou moins vivement, il faut donc bon gré mal gré les chercher avec les yeux de la mémoire, et c’est au moins un singulier moyen de préparer les gens à cette tâche que de leur prescrire, à l’exclusion du reste, l’étude et l’imitation de la nature au repos.

Nous voudrions au contraire que cette étude immédiate se combinât avec des essais tentés hors de la présence du modèle, avec des efforts réguliers soit pour reconstituer l’image de celui-ci après l’avoir dessinée une première fois face à face, soit pour recueillir les traits distinctifs et les allures rapides d’un type seulement entrevu ; nous voudrions qu’au lieu de composer toute l’éducation pittoresque, les procédés de copie directe trouvassent leur développement ou leur contrôle dans une série d’exercices gradués, dans certaines opérations mnémoniques, et ici encore on peut invoquer l’exemple des pratiques suivies en matière d’éducation littéraire. Il n’est pas de jour où dans nos lycées on n’exige des enfans qu’ils récitent par cœur quelque morceau de prose ou de poésie, et pourtant ce que ces écoliers acquièrent ainsi intéresse seulement les progrès de leur goût. À plus forte raison sera-t-il opportun, sera-t-il nécessaire de soumettre la mémoire à un régime analogue là où il s’agit non plus de l’orner, mais de l’instruire, là où ce sont les faits mêmes qu’elle doit s’approprier, et des faits d’autant moins faciles à discerner à première vue que les termes en sont plus variables et les particularités plus subtiles.

Un homme d’un judicieux esprit et d’une grande expérience dans toutes les questions relatives à l’enseignement du dessin, M. Lecoq de Boisbaudran, a depuis quelques années déjà fait ressortir les avantages que pourrait procurer cette sorte de gymnastique intellectuelle, cette application raisonnée de la mémoire à l’image des phénomènes naturels. Non-seulement un traité publié par lui a démontré la justesse du principe[1], mais plusieurs épreuves subies devant les meilleurs juges ont produit des résultats concluans. L’Académie des Beaux-Arts, après avoir vu opérer dans la salle même de ses séances quelques-uns des élèves de M. de Boisbaudran, n’hésitait pas à donner son approbation officielle à la méthode qui les avait formés. De leur côté, des artistes éminens, Horace Vernet, Delacroix, M. Cogniet, M. Guillaume, des savans tels que M. Dumas

  1. Éducation pittoresque de la mémoire, Paris 1862.