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gouvernement fit mettre de côté la seule proposition qui ait paru utile aux généraux Dejean, Palikao, Allard, à tous les hommes de guerre. Au lieu de s’occuper à préparer des forces immédiates et prêtes à entrer en ligne, la nouvelle administration eut recours à l’armement en masse de tous les citoyens. Les communications avec Paris n’étaient pas encore interrompues quand M. Gambetta, ministre de l’intérieur, fit une circulaire pour la création de corps détachés dans la garde nationale des départemens. Des ordres furent partout donnés pour l’organisation de ces compagnies de marche ; il fut enjoint par plusieurs préfets aux gardes nationaux de faire deux fois par semaine l’exercice à feu et de tirer à la cible. L’on composa sur le papier les cadres d’escadrons volontaires de cavalerie nationale ; on nomma d’anciens députés, dont plusieurs n’avaient jamais servi, au commandement des milices de provinces entières avec le rang de généraux. Un mouvement plus important et plus efficace se produisit spontanément dans les populations, et fit naître un grand nombre de compagnies de francs-tireurs. Il n’est guère d’arrondissement qui n’ait eu son corps franc : bien des cantons même en avaient plusieurs. C’est par centaines qu’il les faudrait compter. Le public s’imaginait qu’on viendrait facilement à bout des Allemands en leur faisant partout la petite guerre. On ne parlait que de nationaliser la chouannerie. Pour ne pas jouer le premier rôle, les francs-tireurs n’en ont pas moins une incontestable utilité. L’erreur consistait à leur attribuer une importance dominante, au lieu de les regarder comme les auxiliaires et les avant-coureurs de l’armée. Une autre méprise était le nombre incalculable de ces compagnies. Le morcellement infinitésimal des forces défensives avait le mérite de satisfaire beaucoup d’ambitions locales ; mais en fin de compte il produisait plus d’agitation que de résultats pratiques.

Cette première période de la guerre en province se caractérise par le manque d’unité de la défense et la dissémination des forces. Chaque département, chaque canton avait été épouvanté par la marche rapide de l’ennemi sur Paris ; chacun s’imaginait que sa ville était l’objectif principal des armées prussiennes. Lyon dans le centre de la France, Cherbourg et Le Havre en Normandie, Nantes et Brest en Bretagne, Poitiers, Rochefort, toutes les cités commerçantes, tous les ports de mer attendaient les Allemands dans un délai de quelques semaines, souvent même de quelques jours. C’était un affolement universel. Des fonctionnaires augmentaient encore ces alarmes par de maladroits excès de zèle. Ils lançaient d’effrayantes proclamations pour ordonner aux populations de faire évacuer immédiatement leurs bestiaux, leurs denrées, leurs voitures, ce qui aurait ruiné le pays et affamé les habitans sans utilité