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aucune. Plusieurs mois à l’avance, on détruisait les ponts, on coupait les routes, on pratiquait des tranchées, on élevait des barricades, obstacles insignifians qui entravaient toute circulation locale, et que le moindre détachement ennemi eût aisément surmontés. Dans un rayon de soixante-dix à quatre-vingts lieues de Paris, chacun vivait ainsi dans une perpétuelle alerte, alors que l’ennemi s’était à peine éloigné de la banlieue de notre capitale. Il est des localités où, sous l’impression de ces craintes, les laboureurs ont négligé d’ensemencer leurs champs.

Il ne faut pas se dissimuler que cette stupeur exerça une fatale influence sur la conduite de la campagne. Les ressources de la France en hommes et en armes étaient éparpillées dans toutes les directions. Les gardes mobiles, qui avaient déjà un mois, quelques-unes six semaines d’exercice, étaient réparties presque au hasard et sans liens entre elles dans toutes les villes. Elles y contractaient à la longue des habitudes d’indiscipline et d’ivrognerie. On remarquait chez elles ce fâcheux phénomène, que, loin de se former avec le temps, elles devenaient pires à tous les points de vue, et perdaient en tenue comme en considération. Dans quelques régions, comme au camp de Sathonay, près de Lyon, on avait essayé d’en concentrer quelques bataillons ; mais ou bien les emplacemens étaient mal choisis, malsains, inhabitables, ou les vivres y manquaient. C’était un complet désarroi, fruit de l’inexpérience de tous ces fonctionnaires novices, qui apprenaient leur métier aux dépens de nos pauvres soldats. Nos troupes de ligne en formation, c’est-à-dire ces quantités de recrues de 1869, de recrues de 1870 et de soldats de la réserve appartenant aux classes antérieures, allaient et venaient sur toutes les routes, se rendant aux dépôts. Ces défauts, énormes au début, persistèrent, quoique dans une moindre mesure, pendant toute la campagne. Une notable partie de nos forces fut annulée par une dissémination excessive. L’histoire dira que les Français se sont fait battre par les Allemands en venant isolément et successivement, haletans et épuisés, recevoir le coup fatal à Sedan, à Metz, à Orléans, au Mans, à Paris, sans jamais savoir se concentrer pour un effort simultané et décisif.

La délégation que Paris avait envoyée en province était sans nerf, sans autorité, sans unité même. D’un côté, M. l’amiral Fourichon, qui prit et déposa tour à tour le portefeuille de la guerre, s’efforçait de faire prévaloir les traditions et les exigences militaires ; de l’autre, ses deux intraitables collègues tenaient pour tous les préjugés démocratiques, qui sont le dissolvant de toute administration et de toute discipline. Ils prétendaient subordonner les généraux à leurs préfets improvisés. Ils accueillaient avec joie les nouveautés qui devaient affaiblir le moral et le physique même de