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de chacun pour soi, plus de chacun chez soi ! La communauté des intérêts éclate. L’avare qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui s’écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité ; il voudrait égorger l’inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober à l’Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se dispenser de nourrir son voisin affamé l’hiver prochain. Celui qui n’a pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus constante. Il ne se dit pas comme l’avare qu’il réussira peut-être, à force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l’avare a saisi cette espérance, il s’endort rassuré. L’autre, celui qui fait bon marché de lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve amer où l’âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de l’humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie à son oreille : Tout meurt ! il s’agite en vain, il étend ses mains dans le vide. Il se sent mourir autant de fois qu’il y a de morts sur la terre.

22 septembre.

Heureux ceux qui croient que la vie n’est qu’une épreuve passagère, et qu’en la méprisant ils gagneront une éternité de délices ! Ce calcul égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons éternellement, que le soin que nous prenons d’élever notre âme vers le vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et plus intenses pour le développement de nos existences futures ; mais croire que le ciel est ouvert à deux battans à quiconque dédaigne la vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce monde ; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage ; rendons-le utile, s’il est pénible. Des compagnons nous entourent au hasard ; quels qu’ils soient, voyageons à frais communs ; ne prions pas, plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu’ils sont heureux d’être délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce monde, c’est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui l’interrompt n’est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait commode, en vérité, d’aller s’asseoir au septième ciel pour avoir vécu une fois !

23 septembre.

Un soleil ardent traversant un air froid : ceci ressemble au printemps du midi ; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que