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nous sommes au pays de la soif. On a grand’peine ici à se procurer de l’eau, et elle n’est pas claire ; une pauvre petite source hors du village alimente comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a menés aujourd’hui voir le gouffre de la Tarde. La Tarde est un torrent qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable en hiver ; il est enfoui dans d’étroites gorges granitiques qui se bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d’eau d’une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre encore un profond réservoir d’eau morte sous les roches qui surplombent. Le poisson s’y est réfugié. À deux pas plus loin, la Tarde disparaît de place en place ; elle semble revivre, marcher avec le vent qui la plisse, mais elle s’arrête et se perd toujours. En mille endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassemens de roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien n’est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne, qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière, mais qui semble leur dire : « Buvez encore aujourd’hui, demain je ne serai plus. »

J’avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmans où quelques fleurettes vous sourient encore et où l’on rêve de passer tout seul un jour de far niente, sans souvenir de la veille, sans appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné d’arbres et brodé de buissons ; derrière soi, une pente herbeuse rapide, plantée de beaux noyers ; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le lit du torrent ; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des pluies, deux courans refoulés se rencontrent et se battent à grand bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules effleure l’eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond le buisson de la muraille à pic ; par où est-elle venue, par où s’en ira-t-elle ? Elle n’y songe pas ; elle vous regarde, étonnée de votre étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles, je cueillais des scabieuses lilas ; quelqu’un dit près de moi : — Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens ! Tout s’évanouit, la nature disparaît. Plus de rêve, plus de contemplation. On se reproche de s’être amusé un instant. On n’a pas le droit d’oublier, Va-t’en, poésie, tu n’es bonne à rien !

Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres ? Il y a si longtemps que j’ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique, que je suis redevenue enfant. J’ai vécu au-dessus du possible immédiat, ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j’étais dans le vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien ; je me disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que je n’y pouvais faire autorité, et qu’il était