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d’une sage modestie de ne plus m’en mêler. Aujourd’hui je vois que la réflexion qui s’étend à l’ensemble des faits humains est méconnue dans toute l’Europe, que les nations sont régies par la loi brutale de l’égoïsme, qu’elles sont insensibles à l’égorgement d’une civilisation comme la nôtre, que l’Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle écoulé depuis ne l’avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion de solidarité, que la faute d’un prince aveugle lui sert de prétexte pour nous détruire, que c’est bien l’Allemagne qui veut anéantir la France ! Tout le monde agit pour arriver à l’issue violente de cette lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m’étonner encore, en proie à une stupeur où je sens que mon âme expire !

24 septembre.

S… est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui s’y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu’elles pourraient s’étendre indéfiniment. Doué d’une activité à la fois ardente et raisonnée, il s’intitule simple paysan, et pourrait être ministre d’état mieux que bien d’autres qui l’ont été. Il a su faire, d’une terre en friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l’histoire de la terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus d’argent qu’il n’en peut rendre est un problème ardu. Cela s’est fait par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaîté, douceur paternelle. Sa femme est sa véritable moitié : similitude de goûts, d’opinions, de caractère ; deux êtres dont les forces s’unissent et s’augmentent sous le lien d’une tendresse infinie. Couple rare, d’une touchante simplicité et d’une valeur qu’il ignore !

Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du laboureur et le considère comme son égal ; mais cette égalité n’est pas la similitude. On a beau défendre au paysan d’appeler mon maître le propriétaire du champ qu’il cultive, il veut que la possession soit une autorité. Il ne voit dans la société qu’une hiérarchie de maîtrises à conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n’y a pas longtemps qu’il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion qu’elle n’est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il veut qu’elle soit de tous les instans et s’étende à tous les actes de la vie. C’est en vain que le bourgeois éclairé lui dit : — Je ne suis que le patron, celui qui dirige l’emploi des forces. Quand la charrue est rentrée, quand le bœuf est à retable, je n’ai plus d’autorité ; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En dehors de la fonction spéciale qui nous