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L’Europe, quant à elle, peut à peine dissimuler son embarras ; elle sent bien qu’en abandonnant la France elle s’est abandonnée elle-même, qu’elle a peut-être trop justifié le mot ironique de M. de Bismarck. Que signifie en effet cette neutralité érigée en système au moment le plus décisif de l’histoire contemporaine ? Elle est le plus singulier aveu d’impuissance, une sorte de déclaration d’incompétence dans l’ordre diplomatique, dans les affaires de la civilisation. — Ainsi les événemens les plus graves peuvent s’accomplir, toutes les conditions de l’équilibre public peuvent être bouleversées, les traités qui sont restés jusqu’ici le fondement de l’ordre continental, qui étaient l’œuvre collective de toutes les puissances, peuvent être abrogés ; l’Europe ne trouve rien à dire, elle ne se croit point le droit d’intervenir, pas même d’offrir une médiation. Ce n’est pas son affaire ! Elle n’a d’autre rôle que de voir passer les catastrophes des peuples.

Ce n’est pas assez, cette inaction apathique ou craintive de l’Europe a eu un résultat bien autrement grave ; elle a laissé rentrer dans les affaires de l’Occident un esprit, des procédés de politique qu’on croyait en quelque sorte abrogés ou du moins atténués par les progrès de la civilisation. La guerre est toujours sans doute une calamité ; mais on pouvait supposer qu’elle serait désormais tempérée par un certain respect du droit des peuples, par une inspiration plus humaine et plus équitable. Lorsque la guerre de Crimée a eu lieu, on n’a point cherché assurément à humilier la Russie. On ne lui a demandé ni cession de territoire bien sérieuse, ni même indemnité de guerre. La paix s’est faite à des conditions qui pouvaient peser à l’orgueil de la Russie et arrêter un moment son ambition, mais qui ne l’atteignaient pas dans sa puissance. Lorsque la France allait en Italie, c’était bien moins pour dépouiller l’Autriche ou pour préparer des annexions que pour rendre l’indépendance à un peuple, et la France n’a pas demandé à l’Autriche vaincue le prix de sa campagne ; si elle a obtenu de l’Italie la Savoie et Nice, elle tient ces provinces du vote des populations autant que d’une cession diplomatique. En un mot, la guerre tendait à changer de caractère. Aujourd’hui c’est la restauration avouée du droit de la conquête et de la force. On enlève par les armes des provinces qui, dans les plus cruelles épreuves, protestent de leur fidélité à la France ; on fait de la guerre une déprédation, ou, si l’on veut, une affaire profitable, une industrie qui rapporte, et c’est pour la première fois depuis longtemps qu’un vainqueur aura exigé une indemnité dépassant les frais d’une campagne.

L’imprévoyance européenne a laissé tout faire, soit par un reste d’envieuse malveillance pour le vaincu, soit par crainte du vainqueur. Ce serait assurément de la part de la France une singulière faiblesse de se répandre en plaintes stériles, et de reprocher ses défaites à ceux dont elle a été quelquefois l’utile et heureuse alliée. Elle ne pouvait du moins se méprendre sur les sentimens qu’on lui portait, sur le degré