Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grande ligne, l’horizon ondulé et largement ouvert, le pays bleu, comme l’appelle ma petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît incommensurable ; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J’aperçois au loin le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à moi par conséquent : enterrée dans les arbres, elle a l’air de se cacher pour ne pas nous attirer trop vite ; la variole règne autour et nous barre encore le chemin.

Qui sait si nous y rentrerons jamais ! L’ennemi n’est pas bien loin, et nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l’air de ne pas mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous prétexte qu’en 1815 il ne l’a pas été. Moi, je m’essaie à l’idée d’une vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel coin nous irons vivre et avec quoi ? Je ne sais pas du tout, mais la facilité avec laquelle on s’abandonne personnellement aux événemens qui menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l’ennemi est féroce, tantôt il est fort doux : on n’en parle qu’avec excès en bien ou en mal, c’est l’inconnu. Si j’étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger : on tient si peu à la vie dans de tels désastres ! mais dans le doute j’emporterai mes enfans ou je les ferai partir.

De retour à La Châtre, je revois d’anciens amis qui, de tous les côtés menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J’apprends avec douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu’on ne peut pas la voir, qu’elle est là et que je ne la reverrai probablement plus ! Autre douleur : il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l’appelions, mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes ; c’était la gaité de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse. Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N’importe, il faudra en montrer.

Mardi 11 octobre.

Voici une grande nouvelle : deux ballons nommés Armand Barbès et G. Sand sont sortis de Paris ; l’un (mon nom ne lui a pas porté grand bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé les Américains qui le montaient ; Barbès a été plus heureux, et, malgré les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M. Gambetta, un remarquable orateur, un homme d’action, de volonté, de persévérance, nous