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13, jeudi.

L’affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l’écroulement serait notre ruine. Trahir ! l’honneur français serait aux prises dans les faibles têtes avec l’honneur militaire ! Celui-ci serait la fidélité au maître qui commandait hier ; l’autre ne compterait pas ! Le drapeau représenterait une charge personnelle, restreinte à l’obéissance personnelle ! La patrie n’aurait pas de droits sur l’âme du soldat !

L’anarchie est là comme dans tout, l’anarchie morale à côté de l’anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas avoir jamais été défini dans l’histoire de notre siècle. C’est par le résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à l’ennemi ; mais il se persuade que c’était son devoir, et il le persuade aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par conséquent ! Il y a donc deux consciences pour le militaire ? Moreau a eu son parti, qui l’admirait comme le type de la fidélité et de la probité. Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit pour se justifier : « Je servais mon pays, je le sers encore, je n’appartiens qu’à lui. » Bien peu d’officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en disant : « Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l’abandonne. » La postérité les admire et condamne les autres.

À qui donc appartient le militaire, au pays ou au souverain du moment ? Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque instant que le devoir du soldat soit de résister à l’ordre de la patrie, ou de manquer à la loi d’obéissance militaire par amour du pays. Rien n’engage en ce moment le soldat envers la république ; il ne l’a pas légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux ? Je ne sache pas qu’on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s’il se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y ramener l’empire au moyen d’un pacte avec la Prusse.

Un général n’est pas obligé, dit-on, d’être un casuiste. Il semble que le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l’unique loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu’il peut tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois pas qu’on puisse compter sur lui, puisqu’on n’a pu s’assurer de lui, puisqu’il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle représente la volonté de la France. S’il a l’âme d’un héros, il se laissera emporter par le souvenir de nos an-