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semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s’en prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut trouver des lâches, des traîtres, des agens visibles de la fatalité. La justice se fait plus tard ; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut se disculper !

Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfans. Je cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l’entendre. Il n’y a pas une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que nous contemplons aujourd’hui. Heureux ceux qui n’ont pas vécu jusqu’à nos jours !

Mercredi 2 novembre.

Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire par ballon monté, et elle m’éveille en me remettant ces chers petits papiers, qui me font vivre toute la journée.

Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L’épidémie se ralentit ; dans quelques jours, j’irai seule essayer l’atmosphère. Je prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je pourrai lire ? Je ne crois pas. Il fait très froid ; nous n’avons pas d’automne. Comme nos soldats vont souffrir !

Jeudi 3.

On ne parle que de Bazaine. On l’accuse, on le défend. Je ne crois pas à un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela ; mais, d’après ce que l’on raconte, je crois voir qu’il a espéré s’emparer des destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu’à cet effet il a voulu négocier, et qu’il a gratuitement perdu une partie mal jouée. Pourtant que sait-on des motifs de son découragement ? Quelles étaient ses ressources ? Le gouvernement est-il éclairé à fond ? Il passe outre, sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits équitables. J’ai lu de très beaux et bons discours de l’orateur ; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l’expression vulgaire, c’est la rengaine emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d’une mission sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému ! On dirait qu’en voulant se faire populaire il ait perdu toute individualité. Cette déconvenue, qui m’atteint depuis quelques jours en lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. N’avoir pas de talent, pas de feu, pas d’inspiration en de telles circonstances, c’est être bien au-dessous