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En ce moment, j’en conviens, il ne représente pas l’héroïsme, il aspire à la paix ; il voit sans illusion les chances d’une guerre où nous paraissons devoir succomber. Il n’est pas en train de comprendre la gloire ; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait bien des excuses à faire valoir là où l’indiscipline des troupes et les exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable et plus irritante que l’invasion. Entre deux fléaux, le malheureux paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.

Généralement il blâme l’obstination que nous mettons à sauver l’honneur ; il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme l’obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement difficile. Là où l’honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du paysan, il est sublime.

Pauvre Jacques Bonhomme ! à cette heure de détresse et d’épuisement, tu es certainement en révolte contre l’enthousiasme, et, si l’on t’appelait à voter aujourd’hui, tu ne voterais ni pour l’empire, qui a entamé la guerre, ni pour la république, qui l’a prolongée. T’accuse et te méprise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t’aimerai toujours ! Je n’oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit partout, aux champs, à l’étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, ces bons vieux qui m’ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle bien, et j’apprécie aujourd’hui jusqu’au moindre détail la chasteté, la douceur, la patience, l’enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous subissons aujourd’hui. J’ai trouvé plus tard, dans des circonstances difficiles, de la sécheresse et de l’ingratitude. J’en ai trouvé partout ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables ! J’ai pardonné à tous et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu’il ne sent pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses ? Il en est d’autres essentielles sur lesquelles on est toujours d’accord avec lui, la probité et la charité, deux vertus qu’autour de moi je n’ai jamais vues s’obscurcir que rarement et très exceptionnellement. Et quand il en serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la conception n’a guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu’une aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas innocenté par l’état d’enfance où on l’a systématiquement tenu ? Quand on compare le budget de la guerre à celui de l’instruction publique, on n’a vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu’il fasse.