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Cette conception germanique de la justice a un air de douceur et d’équité qui séduit d’abord. Est-ce à dire qu’elle répondît entièrement aux besoins des sociétés humaines ? Cette justice n’était, à vrai dire, que l’absence de justice. Elle n’était qu’un arbitrage. Or l’arbitrage, chose excellente en soi, ne suffit pourtant pas à dompter les passions et les convoitises. S’il est beau sans doute d’être indulgent à l’égard de l’accusé, il est d’un fâcheux effet d’être impuissant à l’égard de la victime. Faute de répression et de poursuite, beaucoup de crimes restaient certainement impunis ; l’on pourrait même dire sans exagération qu’aucun crime n’était réellement puni, car l’indemnité qui était exigée du meurtrier ou du voleur n’était pas un châtiment. Le coupable n’était jamais frappé comme coupable. Il n’était atteint ni dans sa personne, ni même dans sa considération. Une fois qu’il avait payé le wehrgeld, il était quitte avec sa victime, avec la société, avec la morale. Il pouvait se regarder comme parfaitement innocent et marcher le front haut ; il pouvait même se vanter de son crime et dire comme ce personnage dont parle Grégoire de Tours : « Que me reproches-tu ? Tu dois me savoir gré d’avoir tué tous tes parens, car par ces meurtres j’ai enrichi ta famille. » Il est certain qu’une telle justice justifiait le crime plutôt qu’elle ne le châtiait. Qu’on observe dans les chroniques l’état de la société dans les royaumes fondés par les Germains, et l’on devra reconnaître que cette façon de justice fut tout à fait impuissante à établir la sécurité des personnes, à garantir le droit de propriété aux faibles, à fonder l’ordre social. Elle ne paraît pas non plus avoir eu pour effet d’assurer l’empire des idées morales et de rendre les hommes meilleurs. On a souvent dit qu’en matière de justice, comme en toutes choses, la race germanique avait rajeuni et régénéré l’ancien monde. C’est là une de ces maximes que l’on répète, mais dont on ne saurait pas trouver la preuve dans l’histoire.


VI. — d’un temps où la justice fit défaut.

L’organisation judiciaire que l’empire romain avait établie ne lui survécut pas. Le jour où les Germains furent maîtres de la Gaule, les fonctionnaires impériaux s’éloignèrent, et comme ces fonctionnaires étaient en même temps des juges, tout l’ordre judiciaire fut instantanément anéanti. La justice, qui était une partie de l’administration, fut renversée avec elle[1].

  1. Il resta seulement des tribunaux municipaux et ecclésiastiques ; ce furent des germes pour l’avenir.