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l’Ai mousseux la liqueur pétillante. Celle-ci coulait à flots ; « une bouteille par tête, c’est la moyenne, » me disait un hôtelier. Il m’est arrivé de traverser plus d’une fois la salle d’un café où se réunissaient les officiers badois, au nombre de cinquante à soixante. Inutile de dire que pas un soldat ni un sous-officier ne se hasardait à franchir le seuil, excepté pour apporter une dépêche ou pour chercher un ordre. Figurez-vous un salon où il serait permis de fumer le cigare en buvant force bière : voilà d’un mot le coup d’œil de l’assemblée. Nul éclat de voix, nul geste un peu vif ; pas de ces interpellations brusques qui volent de table en table, excitent les causeries, allument la gaité. Un ton moyen de conversation tranquille, sans notes suraiguës, se soutenait jusqu’à la fin avec une sorte de gravité animée. C’était de la gaîté classique et selon les règles, de l’entrain mesuré, un sérieux qui se déride et s’éclaircit. Quelques allées et venues, de rares échanges de propos ou de politesses, reliaient à peine les groupes distincts et séparés. Chacun demeurait parmi les siens, et, pour ainsi dire, assis à son foyer ; rien n’y ressemblait à une mêlée, à une fusion : il y avait simple voisinage, et comme une confédération germanique de buveurs attablés. Le survenant reconnaissait dès la porte ses amis et ses pairs ; il s’approchait correctement, et prenait place après force saluts et complimens, ainsi qu’il se pratique entre gens bien appris, mais un peu guindés. Le départ était aussi cérémonieux que l’arrivée. Entrait-il un chef d’un grade élevé, vous eussiez vu l’assemblée, comme poussée par un ressort, se mettre sur pied, et se tenir dans un respect silencieux jusqu’au moment où le personnage, en s’asseyant lui-même, faisait signe à tout le monde de l’imiter. Ces officiers, d’une mise sévère et irréprochable, rasés de frais, avec de longs favoris, ayant l’air gentleman et non l’air cavalier, figuraient à nos yeux des hommes du monde en habits militaires bien plus que de vrais hommes de guerre par état et par vocation. Si braves qu’ils soient, il ne saurait venir à l’esprit de leur appliquer, en les voyant, cette expression familière qui chez nous va bien, même au général, quand il la mérite : « voilà un rude soldat ! » Les jours s’écoulaient, et l’occupation allemande, pareille aux mauvais gouvernemens, loin de se consolider, s’affaiblissait par sa durée. La défense, un instant languissante, avait pris l’offensive. Une nuée d’assaillans invisibles infestait les routes, harcelait les convois, menaçait de couper à l’ennemi sa ligne de retraite. Les expéditions qui sortaient de la ville, semblables aux sorties d’une troupe assiégée, rentraient avec des succès très légers et des pertes très graves. Les crêtes boisées dont ce département montagneux est hérissé pétillaient d’une fusillade incessante ; tous les jours, on entendait le canon gronder. Garibaldi, vainqueur des Allemands à