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Autun, lançait des éclaireurs jusqu’en vue de Dijon. Le général Cremer, avec une division avancée de l’armée de l’est, campait à Beaune, à Nuits, à Gevrey. Les envahisseurs, envahis à leur tour, se tenaient sur un perpétuel qui-vive, et je me souviens encore de ces prises d’armes subites qui, nuit et jour, mettaient la ville en émoi. Je vois encore, sur une nouvelle apportée à fond de train par des estafettes dont le galop sonore ébranlait les rues désertes, un mot d’ordre courir de porte en porte à dix heures du soir, réveiller les soldats endormis, puis, en moins d’une demi-heure, la garnison entière, infanterie, cavalerie, artillerie, rouler avec ses caissons et ses équipages à travers la ville obscure par un ciel pluvieux, et aller camper sur une route stratégique tracée par elle, pour éviter le péril d’une insurrection populaire combinée avec un coup de main du dehors, qui semblait imminent. Comme tous les pouvoirs qui se sentent malades, l’ennemi prenait de l’humeur. Devenu ombrageux et colère, il molestait l’habitant, il emprisonnait les curieux inoffensifs, il interdisait la circulation passé neuf heures : le Badois aigri tournait au Prussien.

C’est dans ces circonstances qu’eut lieu, le 18 décembre, l’affaire de Nuits, diversement racontée par les journaux du temps. Résolu de sonder une situation que chaque jour empirait, le général Werder dirigea sur trois colonnes contre la division Cremer un mouvement offensif et convergent, qu’il appelle dans son rapport « une forte reconnaissance. » Il y engagea près de 15,000 hommes. Les Français en comptaient 8 ou 9,000 au plus. La vérité est que ce ne fut pour personne un franc succès. Un bataillon de mobiles lâcha pied ; nous perdîmes 500 prisonniers, qui ne tardèrent pas, dit-on, à s’échapper. Le reste de la division française tint ferme ; l’artillerie, habilement manœuvrée, écrasa l’ennemi. Une charge à la baïonnette, exécutée dans un faubourg de la ville, fut un des incidens heureux et brillans de la bataille. On cite aussi 150 francs-tireurs qui, barricadés dans une ferme voisine, tuèrent 600 Badois. Il fallut deux régimens et quatre pièces de canon pour les réduire. C’est là que fut blessé grièvement le prince Guillaume de Bade. Les Français évacuèrent Nuits, mais les Allemands n’y restèrent pas. Des deux côtés, après le choc, on se replia. Nous avions perdu en tués et blessés environ 3,000 hommes : la perte de l’ennemi était double. J’ai vu revenir à Dijon les troupes allemandes dont les bulletins chantaient victoire ; ces prétendus vainqueurs étaient consternés. Dans toutes les maisons où logeaient les soldats, il manquait des hommes à l’appel. Les survivans rapportaient du champ de bataille une impression terrible. Par des gestes expressifs, ils essayaient de peindre à nos yeux le sang versé à flots et les cadavres amoncelés dans leurs rangs. Les rares offi-