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rencontre, ils n’ôtent plus leur chapeau. S’ils vous connaissent, ils viennent à vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s’arrêtent chez nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l’aisance simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes qu’ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de savoir-vivre ; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le sentiment, ils ont la notion et la volonté de l’égalité : c’est le droit de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent tout bas de brutes n’oseraient les braver ouvertement. Il n’y ferait pas bon.

Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d’alentour. Dans la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu’il y a eu accord et engagement pris d’observer le plus grand calme, de n’échanger avec personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s’enivrer, de partir tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident, ou, s’ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et l’arrangement avec la sûreté d’observation qui aide le sauvage à retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez nous d’avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms propres à l’heure qu’il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les candidats qui passent pour représenter leur opinion. S’ils font quelques questions, c’est sur la profession et la situation des candidats ; le mot avocat les met en défiance. Avocat est une injure au village. Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains noms qu’ils aiment personnellement en disant : « Que voulez-vous ? il n’a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas faire celles des autres ! » Et ceci est une question d’ordre, d’économie, de sagesse et d’intelligence, ce n’est pas une question de clocher. Le paysan n’a rien à gagner chez nous au changement de personnes. Etant d’un des départemens les plus noirs sur la carte de l’instruction, il est au moins préservé de l’ambition par son ignorance. Il n’aspire à aucun emploi, il sait qu’il n’y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c’est-à-dire un citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le placerait au-dessous de beaucoup d’autres. L’instruction partielle n’a d’ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l’homme de son état et de son milieu parce qu’elle le différencie de ses égaux. Il faut qu’elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n’ait lieu d’abuser.