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que locataires, hoc evenire solet in alieno habitantibus. » Il faut donc vaincre et dompter le corps pour que l’âme soit tout à fait maîtresse. Aussi conseille-t-il les mortifications et les abstinences. Il veut que, pendant les folies des saturnales, « au moment où toute licence est accordée à la débauche publique, » on s’enferme au fond de sa maison, on se couvre de pauvres vêtemens, on couche sur un grabat, on se contente d’un pain noir et grossier. C’est une expérience à faire, et il faut la continuer pendant plusieurs jours pour qu’elle soit efficace. Il recommande aussi de faire tous les soirs une sorte d’examen de conscience, de confession de ses fautes, et, à l’entendre, il en donnait l’exemple comme le précepte. « Quand on a emporté la lumière de ma chambre, ma femme, qui sait mes habitudes, se tait. Alors je reviens sur ma journée entière, je repasse, je juge toutes mes paroles et toutes mes actions. » C’est encore, comme on sait, une pratique chrétienne. Ce qui ajoute à l’illusion, c’est que la langue dont il se sert est souvent celle qu’emploient les pères de l’église, et l’on trouve à chaque pas chez lui des expressions qui leur sont familières. Il parle comme un théologien de profession du péché, du salut, des anges, de la chair, etc. On trouve même des phrases entières chez les pères et chez lui aussi semblables par l’expression que par la pensée. « Un esprit sacré réside en nous, sacer intra nos spiritus sedet, » dit Sénèque ; — « l’esprit de Dieu habite en vous, spiritus Dei habitat in vobis, » dit saint Paul. Est-il possible en vérité que l’une des deux phrases ne soit pas copiée sur l’autre ?

Voilà, je le reconnais, des rapprochemens qui étonnent ; ils semblent d’abord donner entièrement raison à ceux qui voudraient que Sénèque eût connu l’Évangile. Malheureusement il se trouve, quand on regarde de près, que les différences sont encore plus importantes et plus nombreuses. Ces alternatives d’opinions diverses peuvent faire accuser Sénèque d’être peu d’accord avec lui-même ; c’est un reproche dont il semble en effet difficile de le défendre. Il l’a plus d’une fois mérité, et l’on n’en est pas surpris quand on songe à la façon dont il a formé son système. Ce n’était pas un esprit inventeur, et il a eu la modestie de l’avouer, quoiqu’il ne fût pas toujours modeste. Après avoir séparé, d’après Épicure, les philosophes en deux classes, ceux qui ont tout tiré d’eux-mêmes et ceux qui ont besoin de l’aide des autres, qui ne marchent qu’à la condition qu’on les précède, il ajoute : « Je n’appartiens pas à la première de ces catégories, et je me tiendrais heureux d’être de la seconde. » Il est donc franchement imitateur, et même il prend volontiers plusieurs modèles et les imite à la fois. Bien qu’il aime à mettre à ses opinions l’étiquette du stoïcisme, il se place sur les limites de toutes les