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écoles, et n’a pas de scrupule à passer de l’une à l’autre. Cette liberté d’allures avait été de tout temps une habitude des philosophes romains ; mais on la pratiquait alors plus que jamais. Les opinions commençaient à se mêler dans un éclectisme sympathique, comme pour réunir au dernier moment toutes les forces de la vieille philosophie contre l’ennemi nouveau qui allait la vaincre. Il ne faut pas oublier non plus que Sénèque ne s’occupe guère que de morale, que sa sagesse cherche surtout à être pratique, c’est-à-dire à s’appliquer aux circonstances, et qu’elle change avec elles. Les remèdes qu’il propose aux malades qu’il veut guérir sont appropriés à la nature de leurs maladies ; par exemple, il prêche la retraite à ceux qui s’épuisent à poursuivre les honneurs, tandis qu’il pousse à la vie active les âmes faibles qui ne peuvent pas supporter la retraite. C’est ainsi que tantôt il se rapproche et tantôt il s’éloigne du christianisme. D’une manière générale, on peut dire qu’il s’en éloigne par les théories et qu’il s’en rapproche dans la pratique. C’est ce qui arrive du reste pour toutes les philosophies, et même pour toutes les religions ; toutes se ressemblent par les préceptes et diffèrent dans les principes. Rien ne gêne d’ordinaire les faiseurs de systèmes métaphysiques. La spéculation est comme un vaste terrain sans bornes précises, sans routes certaines, où les théories peuvent s’ébattre à leur aise et prendre les directions qu’elles veulent. Loin que cette marche indépendante soit un obstacle au succès des opinions, elle attire au contraire les esprits audacieux qui aiment les chemins nouveaux ; mais quand on passe des principes à l’application, quand on prétend donner des préceptes pour la conduite de la vie, on voit tout à coup ces opinions errantes se rapprocher et revenir de tous les côtés vers la route commune. Le bon sens populaire impose à ceux qui s’occupent de morale pratique quelques règles générales que toutes les écoles philosophiques sont bien obligées de subir. De quelque système qu’on soit parti, il faut accepter ces solutions du sens commun, et l’on se résigne à être inconséquent plutôt que de soulever contre soi la conscience publique. C’est ainsi que le système d’Épicure, si différent par ses principes de celui des stoïciens, aboutit aux mêmes conclusions pratiques. Les plus belles pensées de Sénèque sur l’amour de la vertu, sur le mépris de la souffrance et de la mort, sur la fuite des plaisirs, il reconnaît les tenir de cette école qui proclamait en théorie qu’il n’y a pas d’autre bien que la volupté. De là vient aussi le fonds commun de préceptes moraux qu’on trouve dans toutes les religions : elles ne les ont pas empruntés les unes aux autres, comme on est d’abord tenté de le croire ; elles les tiennent de cette nécessité, à laquelle aucune ne peut se soustraire, de s’accom-