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quand l’émeute fut maîtresse de Paris, « il ferma la porte avec une bonne serrure et un bon cadenas et par dedans avec une forte barre, » et s’en alla résider à Melun, qui était sous l’obéissance du roi. Le cadenas et la serrure ne retinrent guère les pillards en son absence, et on les a vus, dit le bon bibliothécaire, s’en aller plusieurs fois portant d’assez gros paquets sous leurs manteaux. Le président Brisson, qui aimait beaucoup les livres, défendit heureusement la Bibliothèque, mais il se paya lui-même de sa peine en empruntant quelques volumes qu’il ne rendit jamais, et que sa femme vendit à vil prix après sa mort. Ce péril passé, la Bibliothèque du roi ne devait plus connaître que de beaux jours. Sous Henri IV, sous Louis XIII, sous Louis XIV surtout, elle reçoit des accroissemens considérables. On la regarde désormais comme une des grandes institutions de la France, et les rois mettent leur gloire à l’embellir.

Dans les dernières années du règne de Louis XIV, la Bibliothèque acquit les portefeuilles de Gaignières. M. Delisle a fait de ce célèbre collectionneur, que Saint-Simon admirait, une étude complète et fort intéressante. C’est assurément une des figures originales de ce siècle à laquelle il a rendu la vie. Roger de Gaignières était un petit gentilhomme attaché à la maison de Mlle de Guise, et qui prenait le titre de gouverneur de la place de Joinville, à peu près comme Scudéry se donnait celui de gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. « Il était encore jeune, dit M. Delisle, quand il conçut le dessein de ramasser des curiosités de toute espèce et de recueillir les pièces qui pouvaient éclairer l’histoire en général et particulièrement la généalogie des familles, la chronologie des grands-officiers, celle des évêques et des abbés. Il ne s’en tint pas aux documens écrits, comme on l’avait fait à peu près exclusivement dans toutes les collections antérieures, il comprit que les textes prendraient une physionomie nouvelle, s’ils étaient rapprochés des monumens figurés. Il voulut donc posséder les portraits des principaux personnages et les représentations exactes des scènes historiques. La gravure lui fournit d’abondantes ressources pour les temps modernes. Il recourut, pour les siècles plus anciens, aux pierres tombales, aux sceaux, aux tapisseries, aux vitraux et aux miniatures des manuscrits. Il conservait avec amour les monumens originaux dont il était devenu propriétaire et il n’épargnait rien pour se procurer la copie de tous les autres. » Sa fortune, qui était médiocre, ne lui aurait pas permis d’exécuter ses projets, s’il n’avait su se faire autour de lui deux collaborateurs dévoués qui lui ont rendu à peu de frais d’immenses services. L’un était son valet de chambre, auquel il avait communiqué ses goûts, qui lisait couramment les anciennes écritures, et classait les pièces comme l’archiviste le plus exercé. Gaignières ne lui donnait que 200 livres de gages par an. L’autre était un dessinateur habile qui