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avait fini par acquérir une grande expérience des monumens du moyen âge. Il ne le payait pas cher non plus. On voit, par un mémoire que cite M. Delisle, qu’il ne lui donnait que 1 liard par armoirie et 3 livres « pour les grandes vues et pièces coloriées d’une feuille. »

C’est avec ces secours, et grâce à une persévérance infatigable, que, pendant une longue vie tout occupée à un même dessein, Gaignières sut réunir la collection la plus riche qu’un particulier ait jamais possédée. Quand il se sentit vieillir, il s’inquiéta de l’avenir de son cher cabinet. Il frémit à l’idée qu’il pourrait être un jour vendu et dispersé, que toutes ces pièces qu’il avait recueillies avec tant de peine et tant d’amour tomberaient aux mains de riches ignorans ou d’amateurs médiocres, et, pour prévenir ce malheur, il eut la pensée d’en faire présent au roi. Il le céda en 1711, moyennant une pension viagère de peu d’importance et à la condition qu’il en garderait l’usufruit ; mais à partir de cette donation le pauvre Gaignières fut soumis à un véritable espionnage. On le soupçonna de vouloir détourner une partie de ces richesses qu’il avait si généreusement données, et son ami Clairambault, qui fut chargé de le surveiller, ne lui épargna aucune humiliation. Le piquant de l’histoire, c’est que Clairambault, qui était collectionneur aussi, aurait eu grand besoin d’être surveillé lui-même. Sous prétexte de travailler pour le roi, il ne s’oubliait pas, et M. Delisle évalue à plus de cent volumes les pièces écrites ou annotées de la main de Gaignières que Clairambault s’est appropriées.

Sous Louis XV, en 1732, le cabinet des manuscrits eut une bonne fortune rare ; il fut doublé d’un seul coup par l’acquisition qu’il fit des collections de Colbert. L’histoire de ces collections est fort curieuse : M. Delisle la fait bien connaître à l’aide de documens nouveaux. Colbert, qui, comme surintendant des bâtimens, avait la Bibliothèque du roi sous sa dépendance, se donna d’abord beaucoup de mal pour l’enrichir ; mais, en s’occupant des autres, le goût lui vint de travailler aussi pour lui. Il voulut se faire un cabinet, et ce goût se changeant en passion, comme il arrive si vite, la Bibliothèque du roi fut bientôt négligée pour la sienne. Il choisit Baluze pour son bibliothécaire ; c’était avoir la main heureuse : Baluze était certainement un des savans les plus distingués de ce temps, un connaisseur aussi passionné qu’habile, mais qui par malheur avait encore moins de délicatesse que d’érudition. Il forma pour Colbert la plus belle bibliothèque du monde ; mais il ne recula devant aucun moyen pour la former. Un ministre a toujours, pour amasser des livres et des manuscrits, des facilités merveilleuses. Il lui était aisé de faire entrer dans les dépôts publics des gens qui copiaient pour lui les pièces rares. Les consuls et les négocians du Levant, jaloux de lui plaire, lui envoyaient de tous côtés des manuscrits grecs et orientaux. Il lui suffisait, pour écumer les trésors des abbayes et des chapitres de province, de s’adresser aux intendans. Il avait sans doute grand