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moder au bon sens public qui lui fait la loi. Le paganisme grec et romain, dont les fables sont parfois si licencieuses, était bien obligé, quand il s’avisait de donner quelques préceptes de conduite, de recommander la pudeur, la chasteté, le respect de la famille et du foyer, c’est-à-dire toutes les vertus que ses dieux avaient si mal observées ; s’il ne l’avait pas fait, il aurait perdu toute action sur les âmes. C’est donc une règle générale, absolue, que toutes les religions et toutes les philosophies diffèrent dans les théories et se ressemblent par la pratique.

Cette règle se vérifie tout à fait pour Sénèque : plus sa philosophie descend dans l’application et le détail, plus elle se rapproche du christianisme ; elle s’en éloigne au contraire à mesure qu’elle se généralise et s’élève. Lorsqu’il quitte les hauteurs de la spéculation théologique, qu’il veut simplement consoler un homme qui souffre, il se trouve entraîné à lui représenter Dieu comme un être compatissant qui écoute la voix de ses créatures, qui les plaint et les exauce ; n’est-ce pas un moyen de rendre courage aux désespérés que de les convaincre que Dieu les entend et va les secourir ? Quand il parle en philosophe, lorsqu’il n’a d’autre dessein que de nous révéler sa croyance, il s’exprime autrement. Son Dieu alors n’a plus rien de personnel ; ce n’est plus celui de la Bible et de l’Evangile, c’est « la cause première et générale des choses, » c’est « la nature, » c’est « la force divine qui anime le monde, » c’est « l’âme de l’univers : quid est Deus ? Mens universi. » Que cette froide abstraction est loin du Dieu-homme dont l’image vivante enflammait les martyrs ! On peut donc affirmer qu’en principe la théodicée de Sénèque est tout à fait contraire à celle des chrétiens. Il en est de ses opinions sur l’immortalité de l’âme comme de l’idée qu’il se fait de Dieu. Selon les circonstances, il affirme ou il nie l’autre vie. Il dit d’abord à Marcia qui pleure son enfant que la mort détruit, anéantit tout, et qu’elle est la fin de toutes les misères : « on ne peut pas être malheureux quand on n’est plus rien, non potest miser esse qui nullus est ; » mais, comme s’il se doutait que cette perspective ne la consolerait guère, il lui représente un peu plus loin son fils qui monte au ciel, et qui prend place à côté des Catons et des Scipions. On a beaucoup reproché ces contradictions à Sénèque ; elles ont même servi de texte à quelques théologiens pour condamner sévèrement cette pauvre sagesse humaine qui ne sait pas s’accorder avec elle-même sur les vérités les plus graves. Ici pourtant Sénèque est moins coupable qu’on ne le dit : on ne s’aperçoit pas qu’il suit fidèlement les enseignemens de ses maîtres. Les stoïciens admettaient l’immortalité de l’âme, mais ils la réservaient pour le sage. Lui seul survit à la mort et jouit d’une éternité bien-