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III.

Alexandre dut ajourner pourtant ses réformes jusqu’après la guerre de Crimée. Bien qu’il demeurât convaincu que l’issue en serait défavorable à la Russie, il y allait de l’honneur de son drapeau de ne négliger aucun effort. La lutte dura six mois encore, Sébastopol résista jusqu’au 8 septembre, et la chute en fut attribuée exclusivement au règne précédent ; elle ne pouvait retomber sur celui d’Alexandre, qui n’avait jamais été partisan de la politique agressive de Nicolas. Les armes russes ayant remporté un léger succès, la prise de Kars, Alexandre en profita pour écouter attentivement les propositions de paix dont l’Autriche avait eu l’initiative, et il fit preuve de modération en acceptant les termes du traité de Paris. Il renonçait à la domination de la Mer-Noire, il abandonnait le chemin de Constantinople, et faisait le sacrifice d’une partie de la Bessarabie. Ce n’était pas l’impérieuse nécessité qui lui disait de se montrer accommodant ; il lui tardait de se soustraire à toute préoccupation de l’extérieur pour se consacrer tout entier à l’intérieur. C’est là qu’était son œuvre. Les pertes qu’il subissait, pertes minimes pour qui reste le souverain de 70 millions de sujets, allaient être plus que compensées par la renaissance de la nation. La servitude énerve, endort, affaiblit, elle dépouille l’homme de ses meilleures qualités, et Alexandre se trouvait en face d’un peuple composé en grande partie d’esclaves dont l’ignorance égalait l’abaissement ; un dixième à peine savait lire et un cinquantième écrire. L’immensité de la tâche eût effrayé moins résolu que lui ; mais il n’ignorait pas la puissance qu’il allait acquérir en communiquant la vie à son peuple.

Alexandre n’est ni un rêveur, ni un homme de chancellerie. Ce n’est pas du fond de son cabinet et sur des rapports écrits qu’il prenait ses résolutions. Il voulut voir par lui-même, questionner, entendre les réponses, et contrôler à l’aide, de ses propres informations les comptes-rendus de ses employés. Personne n’ignorait les souffrances, les privations qu’avait à endurer l’armée de Crimée, bien que le gouvernement eût pris des mesures pour que les troupes fussent pourvues de tout ce qui était nécessaire au soldat en campagne ; mais jamais jusqu’alors la corruption administrative n’avait été aussi loin. Les fonctionnaires étaient les premiers à donner l’exemple du vol, c’était à qui pillerait le plus. Alexandre se rendit sur les lieux, sonda lui-même la plaie, et commença une réforme radicale dans le corps des fonctionnaires. La première année de son règne n’était pas achevée que le militarisme du corps enseignant et des universités avait disparu. Tout en se réservant la di-