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physionomie avenante et ouverte, sur qui la tristesse ne mordait pas plus qu’une goutte d’eau sur une feuille de houx. Il avait une instruction étendue et variée, du goût pour les arts, des connaissances solides, qui surprenaient chez un jeune homme dont le plaisir semblait l’unique loi : un ensemble singulier de qualités qui auraient pu trouver aisément un emploi utile ; mais on aurait pu croire aussi que cette fée dont parle la princesse Palatine, et qu’on avait oublié d’inviter à la naissance du Régent, s’était trouvée à point nommé auprès du berceau de René, et par un coup de sa baguette méchante lui avait interdit la faculté d’en faire aucun usage. Des occasions lui avaient été offertes de se pousser dans le monde. Était-ce incurie on timidité, il n’avait pas su en profiter. S’il était fidèle aux amitiés malheureuses, il ne tirait aucun parti, par fierté peut-être, des amitiés puissantes. Il avait du courage, de la franchise, de la discrétion, à l’occasion il pouvait être de bon conseil ; mais quelque chose lui manquait qui annihilait tout cela, un défaut peut-être, Mme de Varèze, sa grand’mère, le croyait ; elle estimait que certains défauts, la jactance, la présomption, l’amour de soi qui s’impose, profitent plus que des qualités qui restent dans l’ombre. René s’effaçait. C’était une grâce assurément ; ce n’était pas un ressort.

René allait avoir vingt-cinq ans. A première vue, on ne lui en aurait pas donné plus de vingt. Un vif courant de sympathie s’était établi entre Gilberte et lui. Tout leur était prétexte pour chercher à se rencontrer. La réflexion chez Gilberte et un tact très fin suppléaient à ce qui lui manquait du côté de l’âge. Elle menait la conversation à son gré. L’entretien fini, elle en coordonnait les élémens épars, les soumettait au travail d’une analyse intérieure, et par des déductions logiques arrivait du connu à l’inconnu. Elle avait le sens de la perspicacité très développé. C’était comme une lumière. Des mots lui servaient à pénétrer un caractère et à éclairer une situation. Des parties cependant restaient obscures, qui lui faisaient comprendre qu’il y avait dans la vie des choses qu’elle ne savait pas. De là, des troubles et des inquiétudes qui l’obsédaient. Elle éprouvait la sensation du navigateur qui louvoie dans la brume et qui devine que devant lui s’étendent des archipels mystérieux. Sa mère, qui déjà pensait à l’heure où un mariage lui enlèverait sa fille, commençait à élargir le cercle de ses relations, et acceptait des invitations dans les châteaux voisins. Elle avait en outre ouvert les portes de La Marnière. C’était une occasion nouvelle pour Gilberte de voir et de comparer. Des choses lui échappaient. Son intelligence, son être intérieur, lui faisaient l’effet d’un paysage qui aurait des coins dans la lumière et d’autres plongés dans l’ombre. Elle y voulait porter sa clarté.