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Le séjour de René à La Gerboise se prolongeait. Il y avait des momens où tout à coup il devenait presque triste. Il se dérobait aux questions de Gilberte. Elle remarqua que ces heures sombres coïncidaient avec des lettres qu’il recevait de Paris. Qui donc avait écrit ces lettres ? que lui disaient-elles ? Cette mélancolie passagère dans laquelle René tombait subitement faisait à sa cousine l’effet d’un flocon de neige sur une grappe de lilas. Elle ne savait qu’inventer pour l’en tirer. Parfois Mme de Varèze l’appelait à son aide. — Grondez-le, lui disait-elle, faites-lui comprendre que La Gerboise est un paradis où le bonheur ne demande qu’à vivre. Il n’y a que vous qu’il écoute.

Gilberte obéissait volontiers, mais son cousin restait muet, poussait de grands soupirs, et, quand elle avait longtemps parlé : — Ah ! si vous saviez ! murmurait-il.

Le fait est qu’elle ne savait rien, et c’était justement ce qui la désespérait ; mais ces conversations avec un jeune homme qui avait traversé le mouvement et les hasards de Paris faisaient parfois des trouées dans le rideau de brouillards au milieu duquel s’agitait l’esprit curieux et rêveur de Gilberte.

Un jour, chez Mme de Varèze, une personne qui lisait à haute voix un journal tomba sur le récit d’une aventure qui faisait grand bruit dans le monde élégant de Paris. Un homme jeune et riche s’était fait sauter la cervelle dans un cabinet de restaurant, à la clarté des bougies, au milieu des rires d’un souper… — Que nous fait cela ?… passez, s’écria Mme de Varèze. — Un grand silence se fit. Gilberte remarqua que des regards glissaient de son côté. Sa mère était devenue pâle subitement. Elle vit comme à la lueur d’un éclair la figure de l’homme au manteau de fourrures qui l’avait enlevée dans ses bras, et se sentit froid dans les veines. — C’est donc pour cela ! se dit-elle.

Quand elle fut de retour à La Marnière, Gilberte suivit Mme de Villepreux dans sa chambre. — Pourquoi m’avez-vous caché que la mort de mon père ait été un suicide ? lui dit-elle ; et voyant le bouleversement de ses traits : — Pardonnez-moi le mal que je vous fais en réveillant ce souvenir terrible, reprit-elle vivement ; la blessure saigne encore, je le sais ; mais moi, j’ai besoin de tout savoir. J’ai vu votre isolement, votre long chagrin. Pourquoi cette fin sinistre après cet abandon qu’il a fait de vous ?

— As-tu bien pensé à ce que tu demandes ? C’est presque une confession, et comment la ferais-je sans entrer dans des explications presque impossibles ? répondit Mme de Villepreux d’une voix hésitante.

— Vous m’avez envoyée à Niederbrulhe, vous-même me l’avez