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plus noble emploi de ses facultés et se rendre utile à ses semblables, par quels efforts y parvient-on ? Ne faut-il pas, pour y prétendre, faire acte de bassesse et de servilité ? La sollicitation n’est-elle pas la seule clé qui ouvre toutes les portes ? Je n’ai pas voulu me courber, non parce que je prise mon mérite plus qu’il ne vaut, mais par un sentiment de dignité que vous ne pouvez qu’approuver. J’ai ce malheur, partagé par toute une génération, d’être entré dans la vie à une époque où il n’y a de place au soleil que pour ceux qui acceptent un patronage, et qui d’avance ont fait le sacrifice de leur personnalité. J’ai eu le bon sens de comprendre que je n’étais pas propre à la domesticité officielle. La carrière des fonctions publiques fermée, j’ai cherché. Je n’ai vu partout que des plaisirs. J’ai pris ce que mon temps m’offrait. C’est un engourdissement, ce n’est pas une diminution. Dans le chemin où je marche, je ne perds que ma jeunesse.

— Je vous comprends, mais, si vous persistez à le suivre pendant quelques années encore, ce n’est pas la jeunesse seulement que vous perdrez.

René jeta ses bras en l’air comme un homme résigné d’avance aux pires extrémités ; puis, passant sa main sur sa poitrine et son front, tandis que sa cousine le regardait avec curiosité : — Je me tâte, dit-il, pour savoir si quelque chose qui vaille la peine qu’on y songe reste là.

— Prenez garde, s’écria Gilberte, la fatuité du découragement n’est peut-être pas la moins dangereuse, elle a toutes les complaisances !

D’un mouvement subit, René s’empara des mains de Gilberte et les porta à ses lèvres ; puis, les retenant entre les siennes, doucement il l’attira vers une place écartée, à l’extrémité de la terrasse, où la lumière de la lune tombait en plein. Gilberte émue se laissait conduire. Là, tournant son visage vers la clarté qui en rendait plus visible et plus limpide la charmante expression, il l’assit sur un banc et s’assit à son côté. — Gilberte, chère Gilberte, dit-il d’une voix tendre, que ne vous ai-je toujours près de moi ! vous changeriez mon indécision en fermeté, vous feriez descendre dans mon âme le rayon qui réchaufferait et en laverait les souillures. Je vous devrais de renaître ! Quand vous me parlez, je me sens tout autre ; vous avez des accens qui me pénètrent. Tout ce qu’il y a de meilleur en moi coule vers vous. Des mots me viennent aux lèvres que je n’ose pas vous dire, parce que ma bouche les a murmurés à d’autres sans sincérité ; je voudrais en trouver que je n’eusse point profanés. Quel bonheur ne serait pas le mien, si ma conscience me permettait de vous crier : Je suis digne de vous, rien de ce qui était en moi autre-