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fois n’y est resté, vous m’avez transformé, je vous aime ! Je n’ose pas ! vous m’avez appris le scrupule. Ce René qui vous parle, et qui sent que son âme est à vous par des attaches secrètes, n’est pas le René qui doit vous appartenir. Il n’est pas assez bon, il n’est pas assez fort ; sera-t-il un jour ce qu’il rêve de devenir ? Je ne sais ; mais, quoi qu’il arrive, si quelque défaillance l’entraînait encore, s’il chancelait, s’il tombait même, vous qui valez mieux que lui, vous qui avez le cœur fier et solide, la tendresse énergique et saine, promettez-moi de ne jamais l’abandonner, d’être à lui toujours à travers les obstacles, à travers le temps, à travers sa chute !

Gilberte ne retira pas ses mains, et le regardant au fond des yeux : — Je vous le promets, dit-elle.

Lorsque Gilberte reprit le chemin de La Marnière, un sentiment de bonheur indicible remplissait son cœur. Elle en était comme accablée ! Elle était seule avec sa mère dans une voiture découverte dont le mouvement rapide la berçait. Elle regardait les étoiles. Aucun bruit autour d’elle, si ce n’est de vagues rumeurs dans les branches quand une risée de vent passait à travers les arbres et en faisait palpiter l’épaisse frondaison. En elle, aucune pensée, si ce n’est un souvenir lumineux qui couvrait tout de sa clarté, et dans laquelle son rêve se baignait. Des senteurs échappées aux herbes mouillées, aux meules de foin dont les cônes se dressaient dans les prairies, aux bois sombres rafraîchis par la nuit, suivaient Gilberte dans sa course silencieuse et l’enveloppaient d’invisibles caresses. Elle se taisait, et aurait voulu que cette nuit transparente et douce n’eût pas de réveil. Mme de Villepreux, surprise de ce long silence, la regarda. Sa fille avait le visage inondé de larmes. Lui prenant la main vivement : — Qu’as-tu ? dit-elle.

— Je suis heureuse, répondit Gilberte.

Deux jours se passèrent dans une sorte d’enchantement. Elle n’avait pas eu tort de se fier à son espérance. La voix intérieure qui lui criait que le dévoûment finit toujours par l’emporter ne l’avait pas trompée. Entre elle et l’avenir qu’elle rêvait pour René, il n’y avait plus qu’une question de temps. Déjà il se laissait guider par sa main ; ce besoin qu’il avait d’elle, cette promesse qu’il lui avait demandée d’un accent si ému, n’était-ce pas un indice que ce même sentiment qui l’animait le gagnait ? Une secrète harmonie s’établissait entre eux. Si ce n’était pas le jour encore, c’était l’aurore. Gilberte n’éprouvait pas le besoin de revoir René. Pour être auprès de lui en esprit, il lui suffisait de se rappeler leur dernier entretien. Chaque mot lui revenait à la mémoire, en sa place, avec l’accent précis que lui donnait la bouche de M. de Varèze. Il y avait comme un charme secret dans cet éloignement volontaire qui la sé-