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sans se satisfaire tous les cultes de l’Orient. Ceux-là au moins ne niaient pas le surnaturel, ils ne se moquaient pas des miracles, et ils étaient si portés à les accepter qu’ils admettaient même ceux des religions qu’ils combattaient. Les païens avouaient que le Christ et les apôtres avaient accompli des prodiges ; ils supposaient seulement qu’ils avaient eu recours à la magie pour les accomplir. De leur côté, les chrétiens ne refusaient pas de croire ce qu’on racontait de merveilleux de Jupiter et d’Apollon ; ils l’expliquaient en disant que c’était l’œuvre des démons. De cette façon, la transition d’un culte à l’autre pouvait être facile ; on n’avait pour ainsi dire qu’un échange à faire quand on se convertissait, il ne s’agissait que de déplacer l’esprit malin. Le chemin était bien plus malaisé pour passer de l’incrédulité absolue à la foi. Il ne nous coûte pas de croire au témoignage des actes des martyrs quand ils racontent que souvent les persécuteurs les plus fanatiques ont tout à coup confessé les croyances de leurs victimes. Ces sortes de changemens sont dans l’ordre ; mais qu’il serait difficile d’imaginer le sceptique, le railleur Lucien, cet implacable ennemi des dévots de tous les cultes, transformé subitement en chrétien convaincu ! Il y a donc, je crois, beaucoup d’illusion dans cette opinion généralement répandue qui fait de Sénèque une âme toute prête d’avance pour l’Évangile. Il ne se serait pas précipité vers le christianisme avec autant d’ardeur qu’on le suppose, s’il avait pu le connaître, et les présentions que le paganisme lui avait données l’auraient mal disposé pour toute autre religion. À plus forte raison est-il impossible de se le figurer, comme la légende le représente, écoutant avec admiration les leçons de saint Paul, converti à ses doctrines, introduisant l’Évangile dans le Palatin, ou le prêchant à ses disciples dans les jardins de Salluste. Ce ne sont là que des jeux d’imagination, des tableaux de fantaisie auxquels l’histoire est contraire. Ce qui seul reste vrai, c’est qu’il est douteux que Sénèque ait connu saint Paul, qu’en tout cas cette connaissance n’a pas laissé de traces dans ses ouvrages, qu’on n’y trouve rien qui porte nécessairement la marque des doctrines de l’apôtre, — qu’en revanche on y rencontre à chaque pas des opinions qui leur sont opposées, que tout peut s’expliquer chez lui sans le christianisme, et que bien des choses ne peuvent plus se comprendre, si on le suppose chrétien ; que par conséquent il est sage de rayer son nom de cette liste des saints où l’ardent Jérôme voulait le mettre malgré lui, et de le restituer tout entier à la philosophie.

Gaston Boissier.