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point passé par le romantisme ; il se ressentait plus qu’on ne pense des mœurs légères du directoire, lesquelles n’étaient elles-mêmes qu’un retour aux mœurs de la régence. La vie d’aventures et de conquêtes avait ajouté à cette disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne rendait pas l’homme bien dangereux pour la femme prudente. Dans les temps de grandes préoccupations guerrières et sociales, il n’y a pas beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les tendresses prolongées.

Rien ne ressemblait moins à un Français qu’un Russe de cette époque. C’est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos usages, qu’on les appela chez nous les Français du nord ; mais jamais l’identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne pouvaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d’honneur alors, l’amabilité.

Mourzakine n’était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d’origine, peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d’éducation, il n’avait jamais vu Pétersbourg, et ne se trouvait que par les hasards de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoï placé sous les yeux du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l’était, il eût végété dans d’obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans son adolescence, il n’eût franchi cette frontière pour se jeter dans la vie d’héroïques aventures de ses aïeux indépendans ; mais il s’était distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard il s’était battu comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors, il lui appartenait corps et âme. Il était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu’il avait versé ; il était rivé à jamais, lui et sa postérité, au joug de ce qu’on appelle en Russie la civilisation, c’est-à-dire le culte aveugle de la puissance absolue. Il faut monter plus haut que ne le pouvait faire Mourzakine pour disposer de cette puissance par le fer ou le poison.

Sa volonté, à lui, ne pouvait s’exercer que sur sa propre destinée ; mais qu’elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui consistent à écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts ! C’est toute la science de la vie chez les Russes ; mais c’est une science incompatible avec notre caractère et nos habitudes. Nous savons bien aussi plier déplorablement sous les maîtres ; mais nous nous lassons d’eux avec une merveilleuse facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts personnels au besoin de reprendre possession de nous-mêmes[1].

  1. Tourguénef, qui connaît bien la France, a créé en maître le personnage du Russe intelligent, qui ne peut rien être en Russie parce qu’il a la nature du Français. Relisez les dernières pages de l’admirable roman : Dimitri Roudine.